Visa l’État, tua l’art

Que penser d’une société qui, tout en tremblant pour sa langue et son identité, est prête à brader sa culture à la première occasion ? C’est le triste spectacle que nous offrent les enseignants syndiqués ces jours-ci avec leur grève du zèle, qui prend les sorties culturelles en otage. Un spectacle non seulement usé, mais stérile et en panne d’imagination.

Il faut croire qu’agiter le hochet culturel est payant. Trop facile aussi. Ce type de boycottage a le mérite de la simplicité dans une rentrée de chaos et de fureur. Aucun effort à fournir pour un effet choc immédiat. Parents et enfants sont mécontents, le milieu culturel proteste ? Le public renchérit ? Facile ! Acheminez vos plaintes à l’État employeur. De toute manière, il est déjà sur le gril en cet automne de négociations fébriles. Comment autrement expliquer le fait que des syndicats y reviennent encore ?

Car c’est vraiment devenu une habitude. « Tirer sur le pianiste », titrait Bernard Descôteaux, en 2005, dans cette même colonne, et pour des raisons identiques, qui se répétaient, écrivait-il, pour « la troisième fois en six ans ». « [L]es sorties éducatives ne sont ni un luxe ni une distraction », argumentait à son tour Robert Dutrisac, en 2018, dans la foulée du recours collectif sur les frais supplémentaires aux parents. « Libérez l’art ! », exhortait encore notre directeur, Brian Myles, en 2022, au nom d’un milieu tenu injustement sous cloche plus longtemps que les autres pendant la pandémie.

À croire qu’on prêche dans le désert ! Entendons-nous, les revendications des enseignants sont légitimes. On l’a écrit ici en toutes lettres et sur tous les tons : la profession mérite mieux. Salaires, conditions de travail, reconnaissance, tout doit être majoré ; le soutien amélioré substantiellement. Reste que la fin, non, ne justifie pas tous les moyens. 

Oui, l’école est débordée. Mais la culture n’est pas une douceur qu’on se contente de saupoudrer en temps de félicité. C’est une charpente essentielle à la formation des jeunes esprits. Le gouvernement Legault a fait de la culture à l’école un élément structurant de sa politique culturelle. Ce à quoi tout le Québec a applaudi, il paraît essentiel de le rappeler. Son Plan d’action jeunesse abonde dans le même sens.

Les milieux scolaires n’ont d’ailleurs jamais été aussi outillés en la matière, enveloppes réservées à la clé. Québec offre entre autres le transport, le remboursement des billets ou des coûts d’entrée, il prend même en charge des frais de suppléance afin de permettre au personnel enseignant et éducatif de participer aux différentes phases des projets retenus. Il finance aussi des ateliers culturels et des visites ou même des résidences d’artistes à l’école.

Les ministres de l’Éducation et de la Culture ont le devoir de défendre ces acquis. Depuis 2005, la loi prescrit que les activités étudiantes fassent partie intégrante de la tâche de l’enseignant. Si, collectivement, on a choisi de resserrer tous ces boulons-là, c’est qu’on sait que la vigueur de notre langue en dépend. Au-delà de leur absence de solidarité à l’endroit des travailleurs culturels qui vont une fois de plus en payer le prix fort, les profs prennent pour cible un essentiel outil de médiation citoyenne.

Il n’y a pas d’autre façon de cultiver le goût de ce qu’on ne connaît pas que de partir à sa découverte. Une génération qui grandit privée des lumières de sa propre culture comblera le vide en se jetant sur celle qui résonne partout dans ses oreilles et s’étale partout sous ses yeux : la culture américaine. On a déjà assez de mal à faire le plein de public chez les adultes, qui tombent massivement dans le piège de cette culture de facilité. S’il faut en plus qu’on s’attaque aux publics de demain, aussi bien déclarer forfait maintenant !

On passe trop facilement sous silence le fait que la génération qui fait les frais de cette nouvelle grève du zèle est déjà particulièrement fragilisée, culturellement parlant. Plusieurs de ces écoliers ont vu leurs sorties culturelles être mises sur la glace en 2018 pour les reperdre en 2020, et ce, pour les très longs mois de gel pandémique. Les priver à nouveau de ces bouffées d’air frais est cruel.

Le message qu’on lance à ces mêmes jeunes est aussi irresponsable. On leur dit, en somme, que l’art est accessoire alors que rien n’est plus faux. Des études ont montré que les activités culturelles constituent un levier essentiel de motivation et de persévérance pour de nombreux élèves, en plus de contribuer à leur bien-être, rappelaient dans Le Devoir les professeurs Olivier Dezutter et Martin Lépine. C’est surtout un formidable moteur de réussite scolaire. Et un vecteur d’engagement et d’intégration.

Dans sa chronique au Journal de Montréal, Réjean Parent ne s’est pas gêné mardi pour désavouer une « stratégie perdante » qui n’a donné aucun fruit à travers les ans. Non seulement la fin ne justifie pas les moyens, mais il est permis de croire que les moyens, ici, n’arriveront jamais à leur fin. Dégageons l’art des rets de la négociation !

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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