Tirer sur le pianiste

Victimes, pour la troisième fois en six ans, des syndiqués de l'enseignement qui choisissent le boycottage des sorties culturelles comme moyen de pression exercé sur l'État employeur, les artistes disent leur ras-le-bol. Pancartes en main, ils se sont donné rendez-vous mardi devant le siège social de la Centrale des syndicats du Québec pour tenter de faire comprendre aux enseignants que ceux-ci leur font mal, très mal.

La négociation pour le renouvellement des conventions collectives repose souvent sur un rapport de force entre les parties qui est plus difficile à établir dans le secteur public que dans le secteur privé, l'État employeur ayant toujours le dernier mot par le biais d'une loi spéciale ou d'un décret. Les stratèges syndicaux, avec raison, cherchent à éviter le recours à la grève générale en menant des actions qui s'apparentent à la guérilla plutôt qu'à la guerre. Le boycottage des sorties culturelles par les enseignants relève de cette stratégie.

«Nous avons les moyens de pression que nous pouvons», fait valoir la présidente de la Fédération des syndicats d'enseignement, Johanne Fortier. Vaut mieux, dans son esprit, annuler une visite de musée ou un après-midi au théâtre que recourir à des journées de grève qui dresseront les parents contre les enseignants. Leur geste est tout à fait légal, puisque rien dans les conventions collectives n'oblige ces derniers à participer à des sorties culturelles ou sportives. À peu de frais, on embête ainsi l'employeur, sur qui on espère reporter l'odieux de la situation. À lui de se débrouiller avec les parents insatisfaits et les organismes culturels, victimes collatérales du conflit.

Stratégie du moindre mal, ce boycottage des sorties culturelles a toutefois le défaut de faire très mal aux organismes culturels qui, même s'ils n'ont rien à voir dans le présent conflit, en subiront tous les inconvénients. Annoncée à la fin de la dernière année scolaire, cette action les a laissés dans une incertitude totale quant à la participation des élèves à leurs événements, avec comme perspective la perte de revenus et, en fin de compte, des salaires et des cachets en moins pour les artistes. Pour la plupart, ce sera une année perdue même si, comme on peut l'espérer, un règlement survenait rapidement à la table de négociation des enseignants.

Le fait que les enseignants ont recours pour une troisième fois en six ans à ce moyen de pression rend la situation intenable pour nombre d'organismes qui, même en temps normal, se battent pour leur survie. Les théâtres jeunesse, comme les metteurs en scène et les acteurs qui y travaillent, il faut le souligner avec force, ne font pas partie des privilégiés de notre société.

Tirer ainsi sur le pianiste est facile et injuste. La répétition rend odieux ce moyen de pression qui, il faut bien le dire, ne coûte rien aux enseignants. Pour eux, il n'y a aucune perte de salaire. Il n'y a même pas l'obligation de sortir pour faire du piquetage. Tout au plus auront-ils à affronter le regard déçu de leurs élèves lorsque ceux-ci apprendront qu'il n'y a pas cette année de sorties culturelles au programme. Le moindre mal est pour eux seulement.

Les professeurs de deux commissions scolaires anglophones de la région de Montréal ont choisi pour leur part de boycotter ce boycottage, jugeant que tous y perdaient à ce jeu, eux les premiers en tant que professionnels de l'enseignement. Même en conflit de travail, il ne faut pas oublier cette dimension du rôle d'enseignant, qui devrait obliger à une lecture large de la convention collective.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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