Le milieu culturel inquiété par le boycottage d’organisation des sorties scolaires

Depuis 2005, la loi prescrit que les activités étudiantes font partie intégrante de la tâche de l’enseignant et ne peuvent pas faire l’objet d’un « ralentissement d’activité ».
Olivier Zuida Le Devoir Depuis 2005, la loi prescrit que les activités étudiantes font partie intégrante de la tâche de l’enseignant et ne peuvent pas faire l’objet d’un « ralentissement d’activité ».

La grève du zèle pratiquée depuis la rentrée scolaire par des enseignants syndiqués en cette période de négociation les amène à ne plus organiser de sorties culturelles pour leurs élèves. Ce moyen de pression inquiète fortement les secteurs de la culture, qui rapportent des annulations et des réservations qui se tarissent.

« C’est un coup de massue, lance Isabelle Boisclair, directrice générale de la Maison Théâtre. Si on ajoute les années de pandémie, une génération d’élèves risque de ne pas être en contact avec des productions culturelles. »

Les réservations se font en deux étapes, avec une première vague en juin et une seconde en août. La Maison Théâtre de Montréal, qui propose 17 productions aux groupes scolaires pour la saison 2023-2024, a enregistré une seule annulation (pour ses 400 places) jusqu’à maintenant. Mais les achats de billets ont diminué ces dernières semaines en provenance des écoles des trois centres de services scolaires de Montréal par rapport à la rentrée de 2022.

C’est également le cas pour Les Gros Becs de Québec, qui proposent une quinzaine de spectacles par saison pour les enfants de 1 à 17 ans. Le diffuseur a vendu la moitié des billets scolaires par rapport à la même période en 2022. Normalement, en septembre, la compagnie aurait déjà rempli les quatre cinquièmes de ses représentations pour les classes.

Les écoles affiliées à la Fédération autonome de l’enseignement (FAE) ne représentent plus que 15 % des réservations, qui ont d’ailleurs pratiquement cessé de cette source. « Nous sommes sympathiques à la cause des enseignants, dit Jean-Philippe Joubert, directeur général et codirecteur artistique. Si le problème dure trois semaines, on va se redresser. S’il persiste jusqu’à Noël, on va se retrouver avec les limites de capacités d’accueil à la reprise. »

Balle dans le camp du gouvernement

 

« On est tout à fait conscients de ça et on trouve ça malheureux. Par contre, la balle est dans le camp du gouvernement, répond Nathalie Gauthier, présidente du Syndicat de l’enseignement de l’Outaouais [SEO]. Plus vite ce sera réglé [la négociation des conventions collectives], plus vite on pourra recommencer à en organiser [des sorties culturelles]. »

Les membres de la FAE, qui regroupe 9 syndicats et représente 65 500 professeurs, ont voté pour boycotter des activités qui ne sont pas directement reliées à l’enseignement pour se concentrer sur les tâches jugées prioritaires, comme planifier, enseigner ou corriger.

On est tout à fait conscients de ça et on trouve ça malheureux. Par contre, la balle est dans le camp du gouvernement.

Sur les réseaux sociaux, des enseignants critiquent néanmoins ce moyen de pression, souhaitant ne pas priver les élèves d’un accès à la culture québécoise et s’inquiétant des effets de la pandémie, qui a malmené le milieu culturel. « Nos membres suivent le mot d’ordre, ils sont très en colère », assure de son côté la présidente du SEO.

« La tâche des enseignants, ce n’est pas un trou sans fond », ajoute Nathalie Gauthier. Elle précise que l’organisation des sorties « se fait souvent de façon bénévole ».

« C’est difficile de tout faire dans une journée », dit-elle.

Depuis 2005, la loi prescrit que les activités étudiantes fassent partie intégrante de la tâche de l’enseignant. « Si la direction fait des démarches pour réserver les autobus scolaires et les billets, et nous assigne un moment pour aller au théâtre avec nos élèves, le prof va le faire », souligne Catherine Beauvais-St-Pierre, présidente de l’Alliance des professeures et professeurs de Montréal. « Est-ce que ça peut déranger ? Oui, reconnaît-elle, en parlant des moyens de pression. Mais ce n’est pas ça, l’objectif. L’objectif, c’est de se battre pour avoir des conditions de travail adéquates. »

Liens plus fragiles

 

Les répercussions concrètes du boycottage par le moyen détourné de la grève du zèle se font sentir dans les organismes culturels. Les porte-paroles interviewés avouent leur inquiétude devant la perspective d’une forte diminution des sorties scolaires tout en réitérant leur appui aux revendications des enseignants, décrits comme des alliés essentiels dans la réalisation de la mission culturelle de l’école.

Au théâtre des Bouches décousues de Montréal, qui propose sept productions cette saison, la compagnie a enregistré une annulation pour une représentation prévue en décembre. « On veut garder nos liens forts avec les profs, nos alliés, dit Peggy Allen, directrice générale du diffuseur. Il y a eu des boycotts dans le passé qui ont fragilisé ces liens. »

De son côté, le Théâtre unis enfance jeunesse (TUEJ) parle d’une « situation qui n’est pas encore la catastrophe, mais qui inquiète beaucoup », selon les mots de son directeur général, Alain Beauchesne. TUEJ représente une cinquantaine de compagnies spécialisées dont environ la moitié des revenus autonomes proviennent des sorties scolaires. TUEJ se demande même ce qui, d’une grève courte ou d’un boycottage de plus longue durée, serait le plus dommageable pour le secteur. « Mieux vaut ni l’un ni l’autre, dit le directeur. La situation touche les diffuseurs, les compagnies, les artistes, les techniciens et, au final, c’est l’enfant qui est pris en otage. »

Le Théâtre Denise-Pelletier (TDP) de Montréal affirme de son côté ne pas subir encore les moyens de pression à proprement parler, tout en restant en état d’alerte. « Pour le moment, nous poursuivons les réservations de groupes scolaires, mais notre crainte est de voir une interruption subite de ces réservations ou même des annulations », dit par courriel Stéphanie Laurin, directrice générale du TDP. Elle redoute que des groupes ne se présentent pas aux représentations.

Invitée à commenter, l’Union des artistes, le plus grand syndicat du secteur culturel représentant notamment les comédiens, a indiqué qu’il est trop tôt pour se prononcer sur le sujet. « Des discussions sont encore à prévoir avec nos partenaires patronaux ainsi qu’avec des syndicats de l’enseignement », écrit l’équipe des communications en réponse à une demande d’entrevue.


Une version précédente de ce texte, qui mentionnait que les réservations ont cessé depuis la rentrée scolaire au théâtre des Bouches décousues de Montréal, a été corrigée.

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