Prendre le mal à la racine

Les 10 000 sans-abri recensés à l’automne 2022 incarnent dans leurs singularités plurielles la sévérité de la « tempête parfaite » qui n’aura échappé à personne, pas même au premier ministre François Legault. Le réveil n’en est pas moins brutal. Il illustre le mirage des compétences partagées dans sa plus brutale crudité.

En quatre ans, le nombre de personnes en situation d’itinérance a grimpé de 44 %. Le mal, jusqu’ici essentiellement montréalais, a métastasé. La régionalisation de l’itinérance de rue est l’un des éléments majeurs du rapport de l’Institut national de santé publique du Québec rendu public la semaine dernière. En Outaouais, le phénomène a bondi de 268 %, dans les Laurentides, il a crû de 109 %.

Le choc eût été moins grand si l’on avait été plus assidus sur la collecte des données et le suivi des mesures mises en place pour colmater les brèches. Québec a annoncé qu’il allait rapprocher les dénombrements. C’était essentiel, mais il faut aussi les raffiner. La pandémie, la crise du logement et l’inflation ont lézardé les fondations de nos interventions bien intentionnées et ô combien insuffisantes et mal concertées.

Déjà, en 2021, l’aggravation du problème avait poussé les caquistes dans les câbles. Deux ans plus tard, leur plan d’action interministériel et son enveloppe de 280 millions semblent au bout de leur souffle utile. Le ministre responsable des Services sociaux a dû ajouter jeudi 15,5 millions destinés aux refuges. Au regard des besoins, cette somme est risible.

Le dossier manque cruellement de leadership. L’absence de la ministre responsable de l’Habitation au Sommet sur l’itinérance a tout du camouflet. Les réponses évasives de François Legault, qui a renvoyé à son ministre des Finances l’odieux de faire la liste des interventions supplémentaires envisagées dans son budget de novembre, aussi. Les municipalités ont raison de réclamer d’urgence un comité interministériel sur l’itinérance.

Ce dossier pâtit au surplus du blocage de l’enveloppe fédérale de 900 millions réservée au logement que se disputent Québec, Ottawa et les villes. Personne ne doute de la nécessité de s’attaquer à la crise du logement si on veut faire fléchir la tendance en itinérance. C’est LA priorité. Ce jeu de ping-pong est irresponsable. D’autant que des chiffres belges montrent qu’il est moins coûteux pour la communauté d’accompagner un sans-abri dès lors qu’on lui a trouvé un toit (60 000 $ contre 40 000 $ par an). 

Soyons justes : des actions concrètes, il y en a eu. Mais entre Ottawa, Québec, les municipalités et les organismes communautaires, tant la concertation que la planification continuent de faire défaut. L’imagination aussi. On semble englués dans une poignée de formules usées alors que l’itinérance est plus plurielle que jamais. Si elle touche un nombre plus élevé d’Autochtones et de malchanceux expulsés de leur logement, elle n’épargne plus certains travailleurs et certains retraités, des migrants aussi.

Il n’y a pas d’autre option que de prendre le mal à la racine, c’est-à-dire par le toit. L’exemple de la Finlande est à considérer avec grand sérieux. Sa politique du « Logement d’abord » a fait chuter le nombre de personnes sans domicile de 18 000 à 4000. Là-bas, on ne se contente pas d’attribuer des logements à ces gens, on s’attelle à régler leurs problèmes de santé mentale et de toxicomanie. La formule nécessite cependant une concertation et un engagement exemplaires.

La transition en Finlande a été facilitée par la conversion de centres existants en logements permanents. Les villes y jouissent aussi d’une assise confortable sur la propriété. Ici, la très forte proportion de propriétaires privés, le manque de logements sociaux abordables et la faiblesse anémique du parc de maisons de chambres — que Montréal, apprend-on dans La Presse, acquiert au compte-gouttes à des prix exorbitants ces temps-ci — sont autant de freins à la mise en place d’une politique semblable.

Les solutions en monolithes ne marchent plus. L’heure est à la diversification des approches et à la dénonciation des dérives nourries par la crise. Le Devoir rapportait samedi que les groupes d’aide aux locataires constatent une explosion du nombre de logements précaires. On parle ici de chambres aménagées dans des garages, des stationnements souterrains, des cages d’escalier, des cuisines ou des locaux commerciaux, parfois sans eau ni électricité. C’est intolérable.

Dans le grand chantier visant à repenser l’aide d’urgence, la stabilisation et la prise en charge, il faudra se méfier des solutions extrêmes. À New York, on permet depuis peu l’hospitalisation forcée des sans-abri souffrant de troubles psychiatriques. Le maire Adams dit qu’il y va d’une « obligation morale ». Cette solution à courte vue semble toutefois nourrir la bête plus qu’elle ne l’apaise.

N’attendons pas d’être acculés à de telles extrémités. Le Québec requiert un « pacte d’itinérance », selon l’heureuse formule du directeur général de la Mission Old Brewery. Ce qui se déroule sous nos yeux flirte avec la crise humanitaire, mais n’est pas une fatalité : on peut encore mettre fin aux actions en vase clos et aux abus en série.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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