Un premier ministre sans avion ni maison

À l’issue d’un sommet du G20 ponctué d’échanges difficiles avec le premier ministre indien, Narendra Modi, Justin Trudeau aurait assurément préféré quitter New Delhi illico presto. Un bris mécanique de son vieil avion de fonction en a cependant décidé autrement et le premier ministre canadien s’est retrouvé coincé en Inde deux jours de plus. Pendant que ses homologues étaient repartis dans leurs propres capitales gérer les affaires de leurs États respectifs, Justin Trudeau menait les siennes depuis une chambre d’hôtel de la capitale indienne.

Compte tenu de l’accueil que se préparait à lui réserver son caucus, à London en Ontario, ce retard se sera peut-être avéré pour lui une bénédiction. Le temps que la grogne de certains soit évacuée et quelque peu calmée, à micros fermés. Mais que le premier ministre du Canada souffre de pannes d’avion à répétition n’est rien de moins que franchement gênant.

Si ce n’était que la première occasion, on n’en ferait qu’à peine mention. Un deuxième incident soulèverait quelques questions. La flotte d’Airbus de fonction n’en est toutefois pas à son troisième ennui mécanique, mais bien à son quatrième en huit ans. En attendant de voler prochainement à bord d’un nouvel avion, autant de missions officielles ont ainsi été détournées.

Dès 2016, le premier ministre canadien a été contraint de faire demi-tour en route vers Bruxelles pour signer l’accord de libre-échange du Canada avec l’Union européenne. Deux ans plus tard, un autre problème forçait un arrêt de ravitaillement (toujours nécessaire à ce jour, pour cet appareil datant du début des années 1990) de près de trois heures plutôt que de 90 minutes, en route vers l’Inde, décidément. En 2019, l’Airbus a été remisé à la suite d’une collision avec un mur, en pleine campagne électorale. Un deuxième appareil a transporté Justin Trudeau vers le sommet de l’OTAN quelques mois plus tard, avant de tomber en panne à son tour à Londres, nécessitant l’envoi d’un troisième avion.

Le Canada n’est pas le seul pays à payer ainsi les frais d’une flotte vieillissante. S’ajoute cependant, aux yeux des alliés, un bilan canadien mitigé sur la scène internationale. Une aide généreuse à l’Ukraine. Mais des dépenses militaires insuffisantes ; la promesse d’un grand redéploiement de Casques bleus qui ne s’est jamais concrétisée (outre l’envoi de 250 militaires au Mali pendant deux ans) ; une politique d’aide internationale féministe dont la portée n’est pas mesurée ; un espoir de siège au Conseil de sécurité des Nations unies boudé.

L’envol de la politique internationale canadienne promise par Justin Trudeau en 2015 semble plutôt cloué au sol.

Autre vétusté canadienne : la résidence officielle des premiers ministres fédéraux, au 24, promenade Sussex, à Ottawa.

La demeure a été mise « hors service » l’an dernier, les murs débordant d’amiante, de moisissures et de carcasses de rongeurs, les systèmes électriques présentant un risque d’incendie et la plomberie faisant défaut. Divers scénarios sont à l’étude : rénover, reconstruire, ou relocaliser la résidence qui n’a pas eu droit à une cure de jeunesse depuis plus de 50 ans. Mais le gouvernement, aux prises aujourd’hui avec une crise du logement bien plus sévère que celle que vit Justin Trudeau, tergiverse depuis des années.

La pingrerie immobilière des politiciens ne date pas d’hier. Louis Saint-Laurent, le tout premier résident du 24 Sussex, s’y était installé à contrecoeur en exigeant en contrepartie d’y payer un loyer. À entendre l’aspirant premier ministre Pierre Poilievre (qui loge dans une autre luxueuse résidence de fonction, Stornoway), le sort du 24 Sussex n’est pas près de se régler. Il s’agirait, s’il est élu premier ministre, de « la dernière » de ses priorités.

Y a-t-il réellement une telle honte à doter nos dirigeants d’une résidence officielle, plutôt que d’en faire des premiers ministres sans domicile fixe ?

L’édifice Price accueille ceux du Québec depuis 20 ans. La France a prévu 100 millions d’euros pour rénover l’Élysée ainsi que deux autres bâtiments présidentiels. L’Australie a consacré près de 8 millions de dollars canadiens à la réfection de sa résidence The Lodge il y a dix ans. Voilà sensiblement l’évaluation de la facture des travaux présentée par la vérificatrice générale du Canada il y a 15 ans (9,7 millions).

Cet excès de parcimonie des dernières décennies traduit une bien triste indifférence au patrimoine collectif. Faut-il s’étonner que d’autres maisons centenaires aient été rasées ailleurs dans la désinvolture ?

Ce mégotage politique n’aura surtout été que contre-productif. La remise à neuf du 24 Sussex coûterait maintenant au bas mot 37 millions de dollars. Sa destruction et la construction d’une nouvelle demeure, parée contre les menaces liées à la sécurité de notre époque, engageraient aussi des dizaines de millions.

En attendant qu’il prenne enfin une décision, le premier ministre du Canada squatte encore chez la représentante du roi Charles III. Parlant de symboles embarrassants.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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