Les idées de grandeur de l’intelligence artificielle

« Il est primordial de ne pas confondre la production créative humaine et celle des machines ni laisser la part d’humanité disparaître dans la boîte noire des productions artificielles », affirme l'auteur.
Illustration: Tiffet « Il est primordial de ne pas confondre la production créative humaine et celle des machines ni laisser la part d’humanité disparaître dans la boîte noire des productions artificielles », affirme l'auteur.

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

Alors que « ChatGPT [possède] le record de la croissance la plus rapide du nombre d’adeptes », la dispersion des IA dans toutes les sphères sociales et économiques ne peut maintenant être arrêtée. Certains avancent même que nous sommes à quelques années d’une première singularité : un développement technologique si rapide et radical qu’il devient impossible d’en prévoir les impacts. Pourquoi ces innovations radicales poursuivent-elles leur déploiement effréné, au point où des milliers de chercheurs et entrepreneurs ont demandé un arrêt de la recherche et du développement des IA afin de se pencher sur « des protocoles et des règles pour rendre les avancées futures plus responsables et transparentes » ? Les ingénieurs, programmeurs, concepteurs, mathématiciens vivent-ils dans un autre monde pour ne pas s’inquiéter et poursuivre cette course ? Pour Boltanski et Thévenot et leurs économies de la grandeur, la réponse est : oui, ils vivent dans un autre monde.

Se justifier pour demeurer « grand »

Ce monde est le « monde industriel », l’un des mondes communs que proposent Boltanski et Thévenot. Au nombre de six — marchand, industriel, civique, domestique, inspiré et de l’opinion —, ces mondes existent et se maintiennent grâce aux actions, aux paroles, aux individus et aux objets organisés autour de ce que les auteurs nomment les « principes supérieurs communs » : des règles constamment présentes, réitérées et auxquelles se réfèrent les acteurs de chaque monde. Lors de conflits ou face à des critiques, les individus se justifient par ces principes, les rendant encore plus solides et importants. Pour être à la hauteur de ces grands principes propres à leur monde, les acteurs investissent des actions, des discours et des objets pour réussir ce que les auteurs nomment l’épreuve de grandeur. D’où le titre de l’ouvrage : De la justification. Les économies de la grandeur (Gallimard, 1991).

À lire aussi

Ce texte fait partie de notre section Perpectives.

Le monde industriel, englobant les sciences, les technologies, l’ingénierie et la médecine, « est ainsi [fondé] dans l’objectivité des choses qui se forment naturellement ». Y sont considérés comme « grands » les individus qui « travaillent à découvrir et à coordonner les faits généraux propres à servir de base à toutes les combinaisons de culture, de commerce et de la fabrication ». Dans le monde industriel, l’épreuve de grandeur se réussit par une démonstration de l’efficacité et de la performance de l’objet technique ou de la méthode scientifique. Ainsi, les membres du monde industriel (des IA) se maintiennent dans un état de grandeur en agençant des données massives, des modèles algorithmiques et des machines capables de traiter et de digérer des masses astronomiques de données et de requêtes pour répondre à toutes questions, dans tous domaines, avec une efficacité inégalable par l’homme.

Pour Boltanski et Thévenot, les six mondes communs ne sont pas des idéologies, des modes de pensée ni des dogmes. Ce sont des agencements d’actions, de personnes, d’objets, de paroles qui deviennent si récurrents, si solides que « la figure du supérieur commun est la réalité ». Dit autrement, le quotidien des acteurs d’un monde se trouve tellement enchevêtré dans le principe supérieur commun, les multiples épreuves de grandeurs et les agencements de ce monde qu’ils ne peuvent se soustraire à l’épreuve de grandeur, au risque d’être en « défaillance » et de devenir « petit » : « Pèse sur eux l’inquiétude de voir s’effondrer le principe d’où ils tirent la part de grandeur dont ils peuvent bénéficier, aussi mince soit-elle, et de jeter à bas l’ordre même des choses. »

Choc entre les grandeurs

Cet enchevêtrement d’investissement et d’épreuves qui assure la grandeur d’un monde n’en rend pas les acteurs insensibles ni aveugles aux autres mondes. C’est d’ailleurs dans le choc entre les grandeurs de deux mondes que les conflits et critiques émergent. Prenons les craintes soulevées depuis le « monde inspiré », celui de l’art, de la créativité, de l’inspiration qui fait jaillir « l’insolite, le spontané, le bizarre » et des émotions idoines. Dans ce monde, y est reconnue comme grande toute chose qui se « soustrait à la mesure », qui « jaillit de l’inspiration », qui s’éprouve dans « une expérience intérieure » et qui transforme les individus. Nous voyons aisément le conflit fondamental opposant les deux mondes : l’efficacité et la performance d’une routine méthodique contre le jaillissement spontané, imprévisible qui s’éprouve sans mesure.

Le malaise soulevé par l’ingérence des IA génératives se comprend parce qu’elles se frayent un chemin en accaparant l’épreuve de grandeur du monde inspiré, sans toutefois passer par les formes d’investissement inspirées. Les productions bluffantes des IA en art, en musique, en littérature ont engendré « des émotions et des passions » propres au monde inspiré, « vécues comme dévorantes, effrayantes, enrichissantes, enthousiasmantes, exaltantes, fascinantes, inquiétantes, etc. », sans toutefois être « dignes », de l’investissement propre à la création : « l’amour, la passion, l’inquiétude, le doute, le désir de créer ». D’aucuns pourraient arguer que la grandeur artistique des IA n’en est pas une, que les œuvres produites sont statistiquement conventionnelles et qu’elles n’arriveront jamais à produire cette part « d’insolite », « d’indicible » des œuvres humaines. C’est oublier que cette incapacité constitue, dans les termes des auteurs, une défaillance : « La défaillance des personnes se manifeste lorsqu’elles ne sont pas à la hauteur, qu’elles ne mettent pas en valeur les objets au mieux de leurs grandeurs et qu’elles n’ont donc pas effectué le sacrifice supposé par leur état de grandeur apparent. » Le mimétisme créatif des IA est la nouvelle épreuve de grandeur du monde industriel, que les acteurs doivent réussir sous peine de devenir « petits ».

Dispositif pour le bien commun

Lors du choc entre deux mondes, Boltanski et Thévenot nous rappellent que les acteurs peuvent a) confirmer ce qui est grand avec l’épreuve propre à leur monde (ex. montrer qu’une IA peut créer un tableau si efficacement qu’il soit vendu aux enchères) ; b) arriver à un arrangement temporaire entre les mondes (l’introduction d’une signature invisible dans les textes produits par ChatGPT) ; ou c) créer des dispositifs de compromis, auquel nous nous intéresserons ici vu leur potentielle pérennité. Ce dispositif doit « mettre au service du bien commun des objets composés d’éléments relevant de différents mondes et les doter d’une identité propre, de sorte que leur forme ne soit plus reconnaissable si on leur soustrait l’un ou l’autre des éléments d’origine disparate dont ils sont constitués ». La Déclaration de Montréal pour un développement responsable de l’intelligence artificielle, qui invite à développer un cadre « éthique […] inclusif, équitable et écologiquement soutenable de l’IA » en est un exemple. Or, pour qu’un dispositif comme celui-ci puisse agir dans les labos et les jeunes pousses, doivent s’y trouver des acteurs — artistes et gens des sciences humaines et sociales — pouvant assurer le maintien de la nouvelle grandeur commune aux deux mondes et travailler au bien commun. Sans une surveillance collective de la nouvelle épreuve commune (une IA efficace et socialement responsable), l’épreuve du monde dominant — l’efficacité du monde industriel — reviendra au galop.

L’expérience sociale de la créativité

Or, quelle doit être cette nouvelle épreuve de grandeur hybride aux mondes industriel et inspiré ? Suivant les auteurs, le dispositif de compromis devra assurer le maintien de notre relation à l’expérience humaine et sociale de la création : humaine, des matériaux combinés par l’IA ; sociale, dans notre rapport aux processus menant à ces matériaux.

Face à une œuvre, le dispositif devra identifier clairement une œuvre #FaiteParUneIA afin que nous puissions l’éprouver (littéralement, « faire une expérience susceptible d’établir la valeur de quelque chose ») pour ce qu’elle est : une combinaison statistique qui n’est pas faite de ces « détours, souffrances, expériences, doutes, hasards » d’une œuvre humaine et de notre attachement ou de notre résonance à ces vécus. De la même façon, les robots conversationnels devront nous permettre de remonter à la source, comme le réclament plusieurs artistes, de comprendre les relations encore humaines (du moins pour l’instant) des matériaux mobilisés durant la « création ». D’une part, nous serons (souhaitons-le) outrés lorsque nous atteindrons le seuil où les productions que nous consommerons seront des IA qui s’inspirent d’autres IA. D’autre part, nous pourrons séparer l’acte humain de l’acte machine. Mieux, nous pourrons développer une littératie numérique qui permet de découvrir des auteurs, artistes et matériaux à l’origine de la production artificielle.

En somme, il est primordial de ne pas confondre la production créative humaine et celle des machines ni laisser la part d’humanité disparaître dans la boîte noire des productions artificielles, sans quoi la « dignité distinctive de l’humanité est menacée par le traitement des gens comme [s’ils étaient] des choses. La grandeur des objets et des dispositifs créés peut être confondue avec sa dignité au point de brouiller la limite de l’humanité ». La production d’une IA est un objet technique. La création humaine est un processus social. La rencontre de la première doit se faire dans la reconnaissance de la seconde.

Des suggestions ? Écrivez à Robert Dutrisac : rdutrisac@ledevoir.com.



À voir en vidéo