La guerre doublement injuste de Poutine

Concernant le possible usage d’armes nucléaires dont a fait mention Poutine, Walzer est d’avis que le fait de «proférer de telles menaces est immoral».
Illustration: Tiffet Concernant le possible usage d’armes nucléaires dont a fait mention Poutine, Walzer est d’avis que le fait de «proférer de telles menaces est immoral».

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

On peut sans crainte de se tromper qualifier la guerre que mène le Kremlin contre l’Ukraine de guerre injuste. Bien que l’on puisse comprendre que la Russie de Poutine digère mal sa perte de grandeur, l’infiltration de l’OTAN dans ses anciens pays satellites et le souhait de nombreux Ukrainiens de se joindre à l’Union européenne, on peut aussi comprendre que le Kremlin veuille soutenir des Ukrainiens russophones séparatistes, mais il n’en demeure pas moins que la Russie mène, impitoyablement, une guerre de conquête. Une fois ce constat rapide établi, il demeure utile de préciser en quoi réside cette injustice.

Les réflexions du philosophe américain Michael Walzer sur la guerre peuvent nous aider à y voir plus clair. La théorie de la guerre juste a déjà une longue tradition qui remonte à saint Augustin (354-430), mais Walzer en offre une synthèse unique dans son ouvrage Guerres justes et injustes, paru en 1977.

Comme Walzer l’écrit, « la guerre est toujours jugée deux fois, tout d’abord en considérant les raisons qu’ont les États de faire la guerre, ensuite, en considérant les moyens qu’ils adoptent ». À ces deux jugements concernant l’entrée en guerre et son déroulement, il faut en ajouter un troisième : une fois la guerre terminée, le vainqueur se comporte-t-il de manière juste envers le perdant ? Nous reprenons ici les trois notions classiques de la doctrine de la guerre juste qui mesurent la moralité de la guerre : Jus ad bellum (l’entrée en guerre),jus in bello (pendant la guerre) et jus post bellum (l’après-guerre). Ces notions, reprises par Walzer, remontent certes au Moyen Âge, mais elles offrent toujours une grille d’analyse instructive.

Jus ad bellum

 

Est-ce que l’agression de la Russie pourrait être justifiée par le tort que l’Ukraine était sur le point de lui causer ? Directement, la réponse est non. L’Ukraine n’allait pas attaquer la Russie. Si ç’avait été le cas, la Russie aurait alors pu procéder à une guerre dite préemptive, quand des preuves que l’adversaire est sur le point d’attaquer sont évidentes : des troupes armées rassemblées aux frontières, une « intention claire de causer des préjudices ».

Ce type de guerre est reconnu par le droit international. Or, si l’Ukraine s’armait, c’est bien parce que la Russie se montrait menaçante. C’est elle qui aurait eu raison d’attaquer en premier les troupes russes qui s’assemblaient à ses frontières. Quant à une guerre préventive (par exemple, celle des États-Unis contre l’Irak en 2003), elle ne s’appuie pas sur des preuves tangibles. Elle n’est donc pas justifiable et elle n’est pas reconnue par le droit international.

Le tort indirect que cause l’Ukraine à la Russie de Poutine consiste à affirmer son autonomie et son ouverture occidentale. Est-ce une raison suffisante pour lui déclarer une guerre ? La réponse est négative. Même si les histoires de ces deux pays sont étroitement liées, rien ne justifie qu’une guerre soit déclarée à l’Ukraine pour la ramener dans le giron du Kremlin. Si le but était de conserver des liens forts avec l’Ukraine, il fallait négocier.

Il va de soi qu’aucun État n’admettra l’illégalité de son entrée en guerre. La Russie a donc tenté de justifier son « opération militaire spéciale » dans le noble but de protéger les populations russophones de l’est de l’Ukraine et de « dénazifier » du même coup ce pays. La Russie ne répondait-elle pas à une demande d’aide ? Les populations de la Crimée et du Donbass ne se sont-elles pas majoritairement exprimées dans des référendums en faveur de leur indépendance et de leur rattachement à la Russie ? Il y a certes eu des référendums, mais leur validité est douteuse. Et puis, il ne faut pas associer toute demande pour plus d’autonomie de ces régions à un désir d’être annexés par la Russie.

Jus in bello

 

« Des armées en guerre ont le droit de tenter de gagner, mais elles n’ont pas le droit de faire tout ce qui est nécessaire, ou leur semble tel, à cette fin. Elles sont assujetties à un ensemble de restrictions qui reposent en partie sur des accords entre États, mais qui sont également fondées sur des principes moraux indépendants », écrit Walzer. Cette situation est même possible : entrer injustement en guerre, mais adopter un comportement éthiquement acceptable pendant son déroulement. L’inverse vaut aussi : être justifié de se défendre, mais manquer d’éthique pendant le conflit. Ainsi a-t-on pu lire un rapport de l’ONU faisant part de mauvais traitements que l’armée ukrainienne fit subir à des prisonniers russes.

Cependant, la guerre menée par le Kremlin est doublement injuste : et dans sa fin, et dans ses moyens. Elle comporte tellement de dérapages immoraux qu’on ne peut tous les énumérer ici. Soulignons quelques exemples marquants. Dans le petit village de Yahidne, des soldats russes ont enfermé dans le sous-sol d’une école environ 350 villageois pendant 26 jours, sans électricité, sans eau. On a dénombré 17 morts. Ceux qui ont essayé de s’échapper étaient abattus et leurs cadavres retournés dans le sous-sol. L’armée russe se servait de ces habitants comme boucliers humains. À Boutcha, on a retrouvé des cadavres de civils ukrainiens en pleine rue, plusieurs exécutés sommairement, avec leurs mains menottées. Des crimes de guerre ont été commis : tueries, tortures, mutilations. Une cinquantaine de corps ont été retrouvés dans une fosse commune. Le 17 mars 2022, le théâtre de Marioupol, qui abritait un millier de civils, a été bombardé par l’armée russe, entraînant ainsi des centaines de morts. Le théâtre abritait des enfants, et le mot « enfants » était même écrit sur le sol en russe en immenses lettres. Que penser aussi de ces attaques dirigées contre des infrastructures desservant la population en eau et en électricité, des infrastructures de transport, des hôpitaux, une centrale nucléaire ? Ces actions relèvent de l’attaque terroriste, qui consiste à utiliser la peur « pour détruire le moral d’une nation ou d’une classe, de miner sa solidarité ; la méthode, le meurtre arbitraire de victimes innocentes ».

Qu’un soldat russe tue un soldat ukrainien, même si le premier se trouve à défendre une cause injuste, ne saurait faire de lui un criminel de guerre. « La guerre n’est pas la sienne », rappelle Walzer. Ce n’est plus le cas s’il tue des civils, des prisonniers ou des blessés. Se présente parfois la situation du « double effet » : un but est visé (une cible militaire), mais il est accompagné d’un effet indésirable (mort de civils à proximité). Les mauvais effets doivent être inférieurs en dommage aux bons effets recherchés. Reprenant à son compte les distinctions établies par la philosophe Elizabeth Anscombe, Walzer distingue les civils qui participent directement aux efforts de guerre (il peut arriver qu’ils soient tués dans des usines de munitions) et les civils y participant indirectement, par exemple en fournissant de la nourriture. Ces derniers « ne font rien de particulièrement belliqueux ». Guerre ou pas, il faut toujours s’alimenter. Ces civils sont innocents. Se battre relève du domaine de la nécessité ; commettre des crimes, non.

Autre crime de guerre, sinon un crime contre l’humanité : on estime que 16 000 enfants ukrainiens ont été emmenés en Russie ou sur des territoires contrôlés par eux. On tenterait ensuite de les « russifier ». Le prétexte est séduisant : mettre ces enfants à l’abri. Mais à l’abri de qui, ou de quoi ? À l’abri d’une guerre provoquée par le gouvernement russe lui-même. La Cour pénale internationale (CPI) a même lancé un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine. Après tout, c’est lui le grand responsable.

Quant au possible usage d’armes nucléaires dont a fait mention Poutine, Walzer est d’avis que le fait de « proférer de telles menaces est immoral ». Aucun dirigeant sain d’esprit ne voudrait d’une guerre nucléaire. « Les armes nucléaires pulvérisent la théorie de la guerre juste. […] Mieux encore, nos notions familières liées au jus in bello nous obligent à condamner jusqu’à la menace de les utiliser. » Même leur utilisation à portée limitée ne pourrait qu’envenimer les choses tant leur force de frappe est infiniment plus puissante, et leurs effets sur la santé délétères.

Jus post bellum

 

Les principes du jus post bellum concernent les traités de paix, les réparations et, le cas échéant, la traduction en justice des criminels de guerre. La guerre entre la Russie et l’Ukraine n’étant pas terminée, nous ne pouvons que nous exprimer très prudemment sur l’après-guerre.

D’abord, il serait étonnant que la Russie perde complètement cette guerre et qu’elle soit obligée de rendre des comptes pour ses crimes. Malgré ses déboires en Ukraine, elle demeure l’une des plus grandes puissances militaires mondiales. Quelle autorité ou quelle coalition pourrait la contraindre à réparer les pots cassés ? Il n’y a qu’une solution réaliste pour mettre fin à la guerre : négocier. Il faut éviter un traumatisme à la Traité de Versailles, traité qui fut si humiliant pour l’Allemagne qu’il mena à la Deuxième Guerre mondiale. Il ne faudrait pas que cette entente soit perçue par le Kremlin comme une victoire de l’OTAN et des États-Unis. Espérer envoyer Poutine en prison demeure illusoire. Quant à vouloir changer de régime politique, Walzer nous invite à faire la distinction entre la « politique criminelle d’un gouvernement » et la « politique d’un gouvernement criminel », cette dernière s’apparentant, par exemple, au régime nazi, ce qui n’est pas le cas de la Russie, une République fédérale. Il n’y a que la population russe elle-même qui pourra décider de son avenir.

La guerre ne signifie pas qu’il faille abandonner tout jugement moral. Si nous pensons ainsi, plus rien n’est condamnable et tous les moyens utilisés deviennent acceptables. C’est ainsi que nous perdons encore plus de notre humanité déjà vacillante en de telles occasions malheureuses.

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