François Ricard et la mort lyrique

L’angoisse de la mort, la génération lyrique voudra la fuir, comme elle a souvent fui le tragique de la vie.
Illustration: Tiffet L’angoisse de la mort, la génération lyrique voudra la fuir, comme elle a souvent fui le tragique de la vie.

Une fois par mois, sous la plume d’écrivains du Québec, Le Devoir de littérature propose de revisiter à la lumière de l’actualité des œuvres du passé ancien et récent de la littérature québécoise. Découvertes ? Relectures ? Regard différent ? Au choix. Une initiative de l’Académie des lettres du Québec en collaboration avec Le Devoir.

En décembre dernier, le rapport de la Commission sur les soins de vie nous informait que 5 % des Québécois décédés en 2021-2022 s’étaient prévalus de l’aide médicale à mourir, une hausse de 1,7 % par rapport au précédent bilan (2020-2021). Lorsqu’on compare le Québec à d’autres sociétés ayant adopté des législations semblables, les gens d’ici seraient plus nombreux à opter pour cette mort contrôlée. Président de la Commission, le docteur Michel Bureau estimait qu’il fallait y voir un « large consensus social », une approche « en adéquation avec les valeurs et les attentes des Québécois ».

Ces chiffres m’ont ramené à La génération lyrique, un essai marquant publié en 1992, signé François Ricard, grand spécialiste de Gabrielle Roy et de Milan Kundera, décédé subitement l’an dernier.

En février dernier, le gouvernement présentait un projet de loi qui prévoit un élargissement de l’aide médicale à mourir aux Québécois atteints d’un « handicap neuromoteur grave et incurable ». La ministre Sonia Bélanger et les défenseurs du projet de loi 11 tentent de nous rassurer, voire de dédramatiser ce qui reste, quoi qu’on en dise, une forme douce et rigoureusement encadrée d’euthanasie.

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Ce texte est publié via notre section Perspectives.

Parmi les rares universitaires à s’être penchés sur la portée éthique du projet de loi, Jocelyn Maclure et Isabelle Dumont sont formels : cet accès élargi à l’aide médicale à mourir n’aurait rien d’un « déni de la mort », mais témoignerait plutôt d’une légitime « volonté des Modernes d’étendre leur maîtrise sur la nature et leur destin ». Choisir sa vie, quels que soient ses origines sociales ou ethnoculturelles, ses croyances religieuses, son genre ou son orientation sexuelle, c’était en effet la grande ambition des Modernes. Or voilà que nous abordons un nouvel horizon : choisir sa mort.

Il ne s’agit évidemment pas de prêter aux défenseurs du projet de loi quelque intention sournoise ou non avouée. Nul doute qu’une fois adoptée, la loi permettra de réduire les souffrances de gens frappés par de terribles maladies face auxquelles la science médicale se montre encore impuissante.

Mais des questions subsistent : cet élargissement de l’aide médicale à mourir annonce-t-il d’autres assouplissements ? Pourquoi restreindre ces « soins de fin de vie » aux maladies les plus graves et incurables, aux cas les plus extrêmes ? Pourquoi ne pas avoir le droit de choisir le type de mort que nous souhaitons ? Pourquoi instaurer des limites, et au nom de quelles normes ou valeurs ?

Une génération bénie par l’Histoire

D’une écriture claire et élégante, exempte de jargon et de concepts abscons, La génération lyrique cherchait à rendre compte de la psychologie, de l’esprit, de la mentalité, c’est-à-dire de l’âme des « premiers-nés » du baby-boom, nés entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et le début des années 1950. Informé des travaux des sociologues, des démographes et des historiens — il avait été coauteur du second volume de l’Histoire du Québec contemporain (Boréal, 1989) —, Ricard avait recouru aux méthodes éclectiques de la littérature pour saisir de l’intérieur les rêves et les aspirations d’un groupe d’hommes et de femmes qui, forts de leur nombre, ont profondément marqué l’esprit de toute une époque.

Ce choix de l’essai donnait à voir une critique de la raison historienne qui, souvent, analyse en surplomb et avec détachement des données qui, mises bout à bout, offrent une impression de distance et d’objectivité. S’il avait préféré la littérature aux sciences sociales, c’est parce que, enfant de la génération lyrique, Ricard souhaitait qu’on lise son livre comme une confession, une sorte d’autoportrait, mais collectif.

Cette génération, Ricard l’avait qualifiée de « lyrique ». C’est qu’elle était née et avait grandi dans un monde marqué par la fin des privations et de la guerre. Sa naissance prenait toutes les allures d’un grand recommencement. Ses parents attendaient d’elle un monde nouveau, régénéré, délesté de la lourdeur des traditions et des responsabilités anciennes qui avaient imposé un certain ordre des choses. Ces enfants, nombreux, pourraient façonner le monde à leur image, lequel devrait se plier à leurs désirs et à leurs ambitions.

C’est pour servir cette génération que les « réformateurs frustrés » des années 1950, réduits au silence par le régime de l’Union nationale, mirent en place les grandes réformes de la Révolution tranquille, notamment dans le secteur de l’éducation. Si la démocratisation de l’enseignement était à l’ordre du jour, si des penseurs personnalistes rêvaient de transformer radicalement la pédagogie, la génération lyrique a pu hériter du vieux fond humaniste des collèges classiques, mais sans l’aspect austère, rigide, cassant de l’ancien régime.

Arrivée à l’université, la génération lyrique a contesté l’ordre établi, mais sans inventer d’idéologies nouvelles. Elle n’a pas inventé la modernité, elle l’a radicalisée. Les uns ont été marxistes ou maoïstes ; les autres ont prôné une forme inédite d’hédonisme ; d’autres encore, adeptes de la contre-culture, ont adhéré à toutes les « avant-gardes » artistiques et contribué au discrédit des œuvres du passé.

L’heure était à la contestation, à la transgression, aux concerts rock, aux manifestations festives, mais souvent sans objet, en un mot, au refus sans concession de tous les héritages. « Se sachant les porteurs de l’avenir, écrit Ricard, convaincus d’incarner ce que le monde a de meilleur et de plus précieux, pas un instant ces jeunes ne doutent de la valeur ou de la légitimité de leurs interventions ou de leurs projets. »

Un nouveau rapport à la politique

Le monde du travail ne leur a pas imposé de lourdes contraintes. Les emplois créés par l’État-providence furent nombreux, faciles à obtenir, bien protégés par des conventions collectives généreuses. L’État du Québec créé par les révolutionnaires tranquilles devait incarner les aspirations d’un peuple, inspirer une certaine grandeur collective, en un mot, offrir, après l’éclipse de l’Église, une nouvelle forme de transcendance.

Hostile à toutes limites, la génération lyrique allait pervertir le rapport à la politique, le « désacraliser », en faisant de l’État une immense machine de services censée pourvoir aux besoins essentiels, permettant ainsi à la génération lyrique de se déresponsabiliser des lourdes tâches qui incombaient autrefois aux adultes : éduquer ses enfants est devenu l’affaire des enseignants et des psychoéducateurs ; prendre soin de ses parents vieillissants, celle des préposés des hôpitaux et des CHSLD.

En devenant une « extension publique des affaires privées », notre État national serait devenu « gestionnaire », « thérapeutique ». Comme le montrait l’annonce de la énième réforme des services de santé annoncée il y a peu, on demande moins à notre classe politique d’esquisser de grandes perspectives d’avenir que de gérer des services et d’administrer des conventions collectives. Dans un monde dominé par la télévision, la publicité et la consommation, cette désacralisation du politique, estimait Ricard, aurait fait le jeu d’un capitalisme libéral fondé sur la satisfaction des désirs et l’hégémonie du présent.

Les gens de la génération lyrique n’apprécient guère qu’on les vouvoie ou qu’on les traite avec l’égard et le respect que les jeunes vouaient traditionnellement aux « aînés ». C’est qu’ils ont beau avoir perdu leurs cheveux et avoir pris de l’âge, ils ont beaucoup de mal à assumer qu’ils sont devenus vieux et parfois un peu dépassés par la frénésie des changements dictés par le marché et les idéologies du jour. Leurs rapports avec la génération X, formée de leurs jeunes cadets ou de leurs enfants élevés tant bien que mal après le premier (ou le second) divorce, n’ont pas été faciles, mais ils ont applaudi la grande contestation de 2012. Enfin, de « vrais » jeunes prenaient le relais !

Rester jeune à tout prix

C’est que la génération lyrique a voulu incarner la jeunesse éternelle ; son refus de vieillir a marqué au fer rouge son imaginaire et son esprit. Les activités sportives, les greffes de cheveux, les chirurgies esthétiques, le relooking à répétition, les coups de foudre pour des femmes beaucoup plus jeunes, tout pour rester jeunes, beaux, à la mode.

Malheureusement, la grande faucheuse a commencé à frapper et l’heure du grand départ approche. La génération lyrique dépassera sous peu les 80 ans. Comment aborder cette dernière ligne droite ? Pour des gens qui ont constamment plié le réel à leurs désirs, refusé le fatalisme et la résignation, comment faire face à la mort ?

Dans Les invasions barbares (2003), Denys Arcand nous présentait la mort rêvée de bien des membres de la génération lyrique. Se réconcilier avec ses enfants parfois négligés, faire la paix avec une première épouse abandonnée, revoir ses meilleurs amis autour d’une grande tablée, fumer un joint devant un feu de camp et rire un coup, puis, sur le balcon d’un beau chalet des Cantons-de-l’Est, saluer tout le monde une dernière fois et rendre son dernier souffle sur l’air d’une chanson de Françoise Hardy. L’angoisse de la mort, la génération lyrique voudra la fuir, comme elle a souvent fui le tragique de la vie.

« On peut prévoir, écrivait Ricard il y a 30 ans, comme le laissent deviner les progrès de l’euthanasie et du droit au suicide sans douleur, que les façons de mourir s’adouciront. Ainsi sera vaincue peut-être l’ultime servitude à l’égard du monde, qui était l’obligation d’assumer les pesanteurs de la souffrance physique et de l’agonie. »

Ces « soins de fin de vie » prodigués par l’aide médicale à mourir n’annoncent-ils pas une mort lyrique ?

La génération lyrique : Essai sur la vie et l’œuvre des premiers-nés du baby-boom

François Ricard, Boréal, Montréal, 1992

François Ricard : La littérature comme amitié

L’Atelier du roman, Paris, Buchet-Chastel, numéro 112, 2023



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