Les subventions qui tuent

La grève déclenchée le 15 septembre par le syndicat américain des travailleurs de l’automobile est un signe de plus que la transition vers les véhicules électriques (VE) ne se fera pas sans heurts. Si la United Auto Workers (UAW) a décidé de frapper fort en déclenchant pour la première fois une grève simultanée dans des usines de General Motors (GM), de Stellantis et de Ford, c’est parce que ses membres s’inquiètent beaucoup de cette transition qui menace d’éliminer des milliers d’emplois dans les usines d’assemblage et de fabrication des pièces destinées aux voitures à moteur à combustion interne.

Les véhicules électriques comportent beaucoup moins de pièces que ces dernières ; c’est pourquoi la transition électrique se solderait par une perte nette d’emplois dans l’industrie de l’automobile. Qui plus est, les usines de batteries électriques que les « Big Three » de l’automobile construisent avec des partenaires étrangers ne sont pas syndiquées.

L’inquiétude des travailleurs explique aussi la décision de la UAW de ne pas appuyer le président Joe Biden dans sa tentative de se faire réélire en 2024. Le syndicat a presque toujours appuyé les candidats démocrates par le passé. « La transition vers les VE risque sérieusement de devenir une course vers le bas », a fait valoir le président de la UAW en mai dernier. Cette décision est pour le moins révélatrice des difficultés que M. Biden connaît auprès des électeurs blancs de la classe ouvrière américaine. Ceux-ci ont voté massivement pour son rival Donald Trump, en 2020, et ils s’apprêtent à faire de même en 2024.

Les subventions massives qu’accorde le gouvernement Biden aux usines de batteries électriques par l’entremise de son « Inflation Reduction Act » arrivent au moment où les constructeurs automobiles américains empochent des profits records grâce aux ventes de camions légers et de véhicules utilitaires sport (VUS) à combustion. La UAW craint que ces subventions ne bénéficient surtout aux actionnaires, sans que les travailleurs y trouvent leur compte. Qu’adviendra-t-il si GM, Ford et Stellantis échouent dans leur tentative de transitionner vers les voitures électriques, sachant que les constructeurs chinois et Tesla (qui prend de l’expansion davantage en Chine qu’aux États-Unis) demeurent de loin les champions en ce domaine ?

La même question se pose au Canada, maintenant que le gouvernement fédéral libéral de Justin Trudeau et le gouvernement progressiste-conservateur de Doug Ford en Ontario sont partenaires d’une vaste opération de subvention des usines de batteries électriques. Les 28,2 milliards de dollars qu’ils engloutissent dans les usines de Volkswagen et de Stellantis-LG Energy Solution sont loin de constituer un investissement sûr.

Le directeur parlementaire du budget (DPB), Yves Giroux, vient de publier un rapport qui reporte à 20 ans le moment où les contribuables canadiens et ontariens auront récupéré les sommes investies, bien plus donc que les « moins de cinq ans » avancés par M. Trudeau lors de l’annonce de la construction de l’usine de Volkswagen dans la ville ontarienne de St. Thomas, en avril dernier.

Le ministre de l’Innovation, François-Philippe Champagne, conteste les conclusions de M. Giroux, qui s’est limité à calculer les recettes fiscales découlant des deux usines en question. Ottawa base ses projections sur une étude qui inclut les investissements potentiels dans l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement des VE. M. Giroux a raison de rejeter les projections plus qu’optimistes du ministre. Après tout, ces investissements sont pour l’instant théoriques. Et même dans l’éventualité où ils se concrétiseraient, il serait difficile d’établir un lien direct avec les subventions accordées aux usines de batteries de Stellantis-LG et Volkswagen.

Le rapport du DPB ne constitue pas une analyse coûts-avantages. Une telle analyse tiendrait compte des frais de la dette publique encourue pour subventionner ces usines et comporterait un calcul de la valeur actualisée des recettes et des dépenses publiques futures. Elle devrait aussi tenir compte du coût de renonciation. « Qu’est-ce que l’on pourrait faire d’autre avec cet argent pour créer de la richesse ? s’est demandé M. Giroux. Il y a d’autres choses que l’on pourrait faire avec une somme aussi importante. »

En se lançant dans la course effrénée aux investissements dans la chaîne d’approvisionnement des voitures électriques au Canada, le gouvernement de M. Trudeau s’engage dans un coûteux exercice, tant politique qu’économique. Les résultats économiques des investissements dans les usines de Stellantis-LG et Volkswagen ne seront pas connus avant plusieurs années, sinon plusieurs décennies. Les libéraux fédéraux espèrent que les électeurs ontariens leur sauront gré de cette largesse aux prochaines élections.

Mais pour les mêmes raisons que les travailleurs de l’automobile américains ne courront pas aux urnes pour voter pour M. Biden, les libéraux risquent de trouver la prochaine campagne difficile dans les bastions manufacturiers du sud de l’Ontario. Selon un sondage Abacus publié le 14 septembre, le Parti conservateur du Canada (PCC) détient une avance de 18 points de pourcentage sur les libéraux (42 %, contre 24 %) chez les électeurs canadiens sans diplôme postsecondaire.

La circonscription d’Elgin-Middlesex-London, qui comprend la ville de St. Thomas, est acquise au PCC et le parti de Pierre Poilievre semble assuré de conserver aussi celle d’Essex, en banlieue de Windsor. Une course PCC-Nouveau Parti démocratique (NPD) se dessine dans Windsor-Tecumseh, alors que le NPD domine dans Windsor-Ouest.

Réagissant au rapport du DPB, le député néodémocrate de cette circonscription, Brian Masse, a accusé les libéraux de « favoriser les profits des entreprises plutôt que les emplois canadiens ». C’est bien la preuve que la transition vers les VE n’aura pas fini de bouleverser la politique, ici comme ailleurs.

Basé à Montréal, Konrad Yakabuski est chroniqueur au Globe and Mail.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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