Sans rendez-vous

Giorgio Grani Unsplash

Le legs le plus précieux reçu de mon grand-père Alban, c’est la tchatche gaspésienne, la volubilité, ce désir frivole d’entrer en contact avec l’autre, l’inconnu, en direct, sans écran. Lorsque j’étais petite, je partais faire les courses du samedi avec lui, à la campagne, et nous revenions des heures plus tard. J’avais assisté à un cours magistral d’entrée en matière, d’humour, de badinage, de séduction, de légèreté et de lien.

Mon grand-père savait qu’il pourrait surfer longtemps sur un compliment, un sourire complice ou une blague. Il partait glaner les commérages et les confidences et m’a servi mes plus belles leçons de journalisme à l’université de la vie.

Ce ping-pong verbal sans rendez-vous, sans engagement de votre part, en passant, demeure gratuit et spontané. Il nous change des chicanes lassantes (non, lassaaaaaaaantes) sur les réseaux sociaux. Il nous permet de nous ancrer dans la pulsion de vie. On se trouve, on se frôle, on se quitte et cet artisanat local se pratique surtout par beau temps. Et plus il y a de tchatche, meilleur est le spectacle.

 

Ces rencontres du troisième type me sont nécessaires, quasi vitales. Même si je peux être sauvage et longer les murs à mes heures, je suis aussi très à l’aise avec le modèle vivant.

Je jase avec le badaud qui vient jouer au piano public sur la place (y’en a moins depuis la pandémie, me dit-il, et son ex n’aimait pas le piano, maintenant il en a deux, bien fait pour elle), avec la seule serveuse italienne des cafés Rosetti (salut Carla !), avec Simon Blanchette à l’ONF (y’en a qui disent que notre patronyme vient des bergers de chèvres), avec le marchand de légumes derrière son kiosque qui me montre le désastre dans ses champs de tomates (en échange de quoi je lui refile ma recette de tarte aux tomates).

L’inconnu, c’est toujours excitant.

Bref, je fais constamment tomber le 4e mur sans connaître le nom des gens au départ, repartant avec une tranche de vie. Ça étonnait toujours un de mes ex, plutôt formel dans l’échange anodin :

— Mais putain ! Comment tu fais ? Les gens te racontent leur vie après cinq minutes !

J’ai fini par penser que j’avais un talent héréditaire pour le volatile et l’oralité.

Exercer sa répartie

 

Il s’agit de mise en confiance et de se placer à la bonne hauteur, niveau du coeur, à l’étage humanité, du genre « sur cette planète à la même époque, et toi, ça se passe comment ? ». Il s’agit de s’amuser franchement avec la répartie, de partager ses emmerdes, de souffler sur les braises de sa curiosité, d’accueillir, de cueillir aussi, l’anecdotique, la santé est bonne, beau temps pour étendre (non, j’ai pas dit pour s’étendre), de bâtir des ponceaux pour traverser la flaque.

Tiens, bel échange avec Philippe, notre volubile serveur au charmant Café du Clocher de Kamou cet été, devant un échantillon du dernier spécimen rare de guédille aux crevettes que j’avais décidé de faire goûter à ma coloc mexicaine :

— Tu pourras dire : « Guédille 2023, Kamouraska, j’étais là ! »

Philippe nous a parlé du déclin de la crevette de Matane à cause des sébastes (mais la vraie raison, ce sont les changements climatiques). Et puis, apercevant mon ombrelle déposée sur la chaise :

— Les arts circassiens sont bien établis dans le coin…

— Fildefériste, j’ai un avenir ?

— Vous pourriez vous recycler. Nous avons de la corde raide ici aussi.

Philippe est un maître du genre, jeux de mots à l’avenant.

La veille, faisant la queue à la toilette du Tim Hortons à Montmagny, sur la route, j’avais failli être invitée à un mariage en Nouvelle-Écosse. Le père du futur marié ne me lâchait plus.

Ces échanges, qui doivent beaucoup au hasard et aux prédispositions génétiques, font sauter les codes et les barrières sociales. Comme Jack qui aborde Rose sur le Titanic. (Le Jack Rose, calvados et grenadine, est d’ailleurs un cocktail mentionné par Hemingway dans Le soleil se lève aussi.) J’aime les cadenas qui sautent, tout ce qui m’échappe un peu et demande à être apprivoisé.

Post-techno avec Chomsky

 

Le comédien Gildor Roy racontait l’autre jour en entrevue que certains réalisateurs interdisent les cellulaires sur les plateaux, histoire de créer du lien entre les acteurs. Nous avons atrophié ce muscle prétechnologique.

Mais la tchatche avec un chatbot se peut aussi. Je suis allée rencontrer Chom5ky vs Chomsky deux fois plutôt qu’une la semaine dernière à l’Espace ONF. J’ai eu beaucoup de plaisir à questionner le célèbre linguiste et activiste de 94 ans avec un casque de réalité virtuelle. L’idée est de poser des questions à cette banque de données créée avec les traces numériques de l’intellectuel socialiste libertaire qui a publié 186 livres, dont 112 sur la politique.

La vérité, c’est que j’ai peur de mourir d’ennui en rentrant tu seul chez nous, le soir.

Le mentor de plusieurs générations d’admirateurs répond à toutes les questions, même celles qu’on poserait devant la machine à café du MIT. Je lui ai demandé en quoi il souhaiterait être réincarné : en dauphin, pour son intelligence. Que faudrait-il pour que les arbres puissent voter ? « Des pouces opposables » (j’ai ri). Et pourquoi donc les humains continuent à voter pour des politiciens qui mentent ? « Parce que la vérité leur serait insupportable. Il leur est plus facile de vivre avec le mensonge. »

Chomsky virtuel a voulu savoir si j’étais à l’aise avec l’idée qu’on reproduise un cerveau identique au mien. J’ai répondu que je m’en foutais, alors qu’il s’attendait à une réponse binaire. Il a eu l’air insulté, ce qui est un exploit pour un robot dont la fonction ego devrait être mise en veilleuse.

Il était plus évasif sur la possibilité que l’IA domine les êtres humains, mais lorsque je lui ai demandé quelle était la différence entre mon esprit et ChatGPT, il s’est fait plus loquace. En gros : « L’esprit humain ne se gave pas de centaines de téraoctets de données en extrapolant la réponse conversationnelle la plus probable à une question scientifique. Au contraire, l’esprit humain est un système étonnamment efficace et même élégant qui fonctionne avec de petites quantités d’informations ; il cherche à créer des explications. » (Une réponse adaptée de ce texte.)

Mais l’esprit humain raffole aussi d’expressions faciales, de chaleur (humaine), de rires, d’émotions et de surprises. Toutes choses qu’on trouve encore à portée du regard, pour peu qu’on en fournisse l’effort. J’ai osé pour mon « ami » Chomsky : « Amour ou liberté ? » Je vous laisse deviner. Sa réponse la semaine prochaine...

cherejoblo@ledevoir.com

Aimé Chom5ky vs Chomsky, un rendez-vous unique et une curiosité technologique. La partie ludique (jeu collaboratif) m’a moins accrochée. Je serais repartie avec le chatbot chez moi pour poursuivre cette conversation trop courte, conçue par Sandra Rodriguez.

Pour ceux qui ne pourront s’y rendre, j’ai revisité Le précipice, des entretiens de 2018 et 2022 entre le journaliste C.J. Polychroniou et Chomsky. Il y aborde une foule de sujets, dont le capitalisme, la démocratie, le trumpisme, le nucléaire, la mondialisation, la gauche. Et un chapitre qui tourne autour de la question « pourquoi détourne-t-on le regard ? ». Tant pour les banques et les individus que pour les médias qui aspirent à « l’objectivité », la cohérence est difficile à atteindre. À lire.

À l’Espace ONF jusqu’au 15 octobre.

Reçu l’essai La nouvelle peur des autres sur le trac, la timidité et la phobie sociale aggravées par le télétravail, les réseaux sociaux et les divers écrans. C’est écrit par trois psychiatres, et ça parle d’un problème de plus en plus fréquent : l’anxiété sociale et son corollaire plus profond, la phobie, qui diminue rarement seule. On y présente des exercices concrets pour pallier l’évitement et tempérer cette douloureuse conscience de soi. Bref, aller vers l’autre, c’est comme le gym : plus difficile au début.

La dernière cassette

La rencontre théâtrale de cette rentrée, dans une intimité et une justesse absolues, c’est celle de Violette Chauveau qui incarne le metteur en scène André Brassard (décédé il y a un an) au théâtre de Quat’Sous dans La dernière cassette.

La veille, j’ai failli m’endormir devant une grosse production qui a dû coûter bien cher et où plein de gens « importants » sont venus parader. Ici, dans la pénombre d’une salle minuscule, servie par le texte décapant d’Olivier Choinière (à la mise en scène aussi), nous sommes dans le vrai, le souffrant, la seule porte qui permet à chacun d’accéder à son véritable soi, au-delà des ego, au-delà des apparences. Chauveau en solo est magistrale de retenue et d’empathie pour son personnage esseulé et handicapé. Un tour de force.

« L’artiste a le devoir moral, oui, moral, crisse, de dire “Non, ça se peut pas ! Le monde peut être autrement ! Ça peut changer !” […] Je pense finalement que mon rôle de metteur en scène est pas de dénoncer, mais de montrer… montrer, oui… reconnaître le diamant que tout le monde a quelque part dans le fond de sa garde-robe. La pierre précieuse. L’âme, pour l’amour du crisse. »

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.



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