Virage numérique et IA: des facteurs d’inégalités sociales ?

Caroline Rodgers
Collaboration spéciale
Le numérique, qui utilise énormément l’écrit, est un obstacle, non seulement pour ce qui concerne l’accès aux appareils, mais aussi pour ce qui a trait aux compétences.
Photo: iStock Le numérique, qui utilise énormément l’écrit, est un obstacle, non seulement pour ce qui concerne l’accès aux appareils, mais aussi pour ce qui a trait aux compétences.

Ce texte fait partie du cahier spécial Alphabétisation

Parmi les immenses défis sociaux qu’entraîne l’avènement de l’intelligence artificielle, les droits des individus, notamment ceux des personnes vulnérables, sont au coeur des préoccupations. Pour les organismes en alphabétisation, de grandes questions se posent pour savoir quelles sont les répercussions potentielles de l’IA sur leur clientèle cible. Le 5 octobre prochain, un forum national organisé par Littératie Ensemble portera sur le sujet.

À première vue, on peut se demander quels liens existent entre l’intelligence artificielle et la littératie. « Depuis plusieurs années, on constate que les lacunes en alphabétisation sont accélérées par le numérique. La question qu’on se pose, en ce moment, c’est si l’IA est une opportunité ou une menace en matière d’alphabétisation, et nous n’avons pas encore de réponse. Même si l’IA existe depuis plusieurs années, elle est maintenant plus à l’avant-plan et commence à intégrer le domaine de l’éducation. On n’a pas encore défini de cadres pour intégrer l’IA dans les apprentissages », explique Mark Anto, directeur régional de Littératie Ensemble pour le Québec, le Nunavut, les Territoires du Nord-Ouest et les provinces de l’Atlantique.

Selon M. Anto, une transformation vers une société encore plus axée sur le numérique risque d’augmenter le clivage entre les gens qui maîtrisent ces outils et ceux qui éprouvent des difficultés. « On se demande si les personnes en situation de marginalité ne seront pas encore plus mises de côté. Les gens qui ont déjà de la difficulté à utiliser Internet risquent d’avoir encore plus de mal à accéder au marché du travail, qui va changer très rapidement au cours des prochaines années. C’est un forum qui lance le débat et aborde ces questions. »

Certes, des technologies telles que les textes prédictifs pourraient être fort utiles aux apprenants qui ont du mal à écrire, mais elles pourraient aussi créer d’autres problèmes, par exemple si l’IA fait des suggestions de mots qui sont tendancieux. D’autre part, en milieu scolaire, des élèves ne risquent-ils pas de ne plus apprendre l’orthographe parce qu’ils sont trop dépendants de ces outils ?

« Avec la littératie numérique, on est toujours dans une course contre la montre, ajoute Mark Anto. La technologie progresse très vite. On n’a pas de cadres pour gérer l’insertion de l’intelligence artificielle dans les programmes d’apprentissage, on ne sait pas encore comment l’utiliser pour aider les gens. Les organismes d’alphabétisation ne savent pas si cela pourra être utile pour leurs apprenants. Il faut qu’on trouve des outils pour s’adapter à cette nouvelle réalité. On travaille avec des gens de tous les âges et notre approche est de miser sur leurs besoins et de leur donner confiance pour qu’ils continuent à apprendre. »

Les défis des organismes de la société civile

Conférencière invitée au forum, Valentine Goddard, avocate, fondatrice d’AI Impact Alliance et membre du Comité consultatif sur l’IA du Canada, croit que les organismes sans but lucratif, souvent sous-financés, ont besoin d’aide pour participer à une discussion nationale sur l’IA.

En effet, alors que ces organismes ont déjà du mal à remplir leur mission par manque de financement et de personnel, l’exigence additionnelle de comprendre les défis et les répercussions de l’IA n’est tout simplement pas réaliste. « À l’ère où l’on est en train de déployer l’IA, indique Mme Goddard, il faut revaloriser le rôle des organismes de littératie qui rejoignent le public et développer un esprit critique autour de l’utilisation de différents outils. Il faut aussi créer des politiques publiques où les citoyens et les organismes auront une place. »

AI Impact Alliance milite donc pour un plus grand soutien envers ces organismes, pour un plus grand engagement des citoyens et pour la protection des droits économiques des arts et de la culture, compte tenu de leur rôle fondamental dans la société. L’organisme milite également pour que les artistes, dont les moyens de subsistance sont menacés par l’IA générative, aient leur mot à dire dans l’élaboration des politiques publiques relatives à l’IA. Une pétition est en cours en ce sens.

Pour un virage numérique humain

En avril dernier, le Regroupement des groupes populaires en alphabétisation du Québec (RGPAQ) organisait sa 7e Semaine de l’alphabétisation populaire sur le thème « Ensemble, traversons l’écran pour rendre le virage numérique plus humain ».

« Pour les personnes peu alphabétisées ou en situation de pauvreté, c’est plus difficile d’avoir accès à du matériel informatique adéquat », explique Cécile Retg, responsable de la défense collective des droits au RGPAQ. « Il y a aussi tout l’aspect de littératie numérique. Même si on a accès à un ordinateur, si on ne sait pas bien l’utiliser, on n’est pas plus avancé. Par exemple, si une clinique médicale demande d’envoyer un document par courriel et qu’on ne sait pas comment ajouter une pièce jointe, c’est une barrière. »

Le numérique, qui utilise énormément l’écrit, ajoute ainsi un obstacle, non seulement pour ce qui concerne l’accès aux appareils, mais aussi pour ce qui a trait aux compétences. « Le numérique exacerbe les inégalités existantes et crée de l’exclusion, ajoute Caroline Meunier, coordonnatrice au RGPAQ. L’une des solutions est de travailler sur l’inclusion numérique, c’est-à-dire d’offrir un accès à des appareils connectés à faible coût et des lieux qui permettent d’apprendre, oui, à lire et à écrire, mais aussi à s’approprier ces compétences. Les 77 groupes que l’on représente à travers le Québec sont autant de lieux qui permettent cette accessibilité. On crée des programmes d’alphabétisation où les adultes peuvent apprendre et accéder à ces appareils, mais s’ils veulent en avoir [des appareils] à la maison, il faut aussi des programmes pour leur donner un coup de pouce. »

Au-delà de ces défis, le RGPAQ revendique aussi la création ou le maintien de solutions de rechange au numérique, car on ne peut pas miser uniquement sur l’inclusion numérique. « C’est la responsabilité de l’État de s’assurer que ses services soient accessibles en personne et qu’il reste des formulaires papier, ajoute Cécile Retg. On ne peut pas passer complètement au numérique. Il y aura toujours des gens qui ne seront jamais connectés, et au-delà de l’accès, il faut que ces services soient de qualité. On veut garder l’humain, on ne peut pas avoir uniquement des services numériques. »

Du collège Frontière à Littératie Ensemble

Créé en 1899, Littératie Ensemble, un organisme d’alphabétisation à l’oeuvre dans tout le pays, portait le nom de collège Frontière jusqu’à tout récemment. Il a changé de nom en janvier 2023, pour diverses raisons. « Le mot “collège” ne représentait plus ce que nous sommes et ne représentait pas notre mission. Cela portait à confusion. D’autre part, le mot “frontière” faisait référence au travail qui était fait avec les ouvriers du chemin de fer et des mines, entre autres. Aujourd’hui, ce terme a une connotation un peu coloniale en rappelant l’expansion du pays. Puis, il manquait le terme “alphabétisation” ou “littératie”. Après une longue réflexion, nous avons choisi Littératie Ensemble, et United for Literacy en anglais », explique Mark Anto.

Ce contenu a été produit par l’équipe des publications spéciales du Devoir, relevant du marketing. La rédaction du Devoir n’y a pas pris part.



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