Une belle histoire

«Il les nargue du bout de son pinceau, c’est lui qui mène le jeu désormais», écrit l’auteur.
iStock «Il les nargue du bout de son pinceau, c’est lui qui mène le jeu désormais», écrit l’auteur.

L’auteur est historien, sociologue, écrivain et enseignant retraité de l’Université du Québec à Chicoutimi dans les programmes d’histoire, de sociologie, d’anthropologie, de science politique et de coopération internationale. Ses recherches portent sur les imaginaires collectifs.

Il a débuté dans la vie comme tous les enfants de son âge : un beau petit garçon souriant, enjoué, choyé par ses parents, entouré d’amis, heureux. Puis, en grandissant, son caractère s’est assombri et, avec les ans, il se replia, se fit méfiant, s’aliénant ses compagnons de jeu. Il continua à se renfrogner, devint quelqu’un « pas comme les autres ».

Il arrivait à l’âge adulte quand on lui a diagnostiqué un désordre psychologique. Plus précisément : un problème de santé mentale. Alors, sa vie a basculé pour de bon. Il s’est cru à jamais prisonnier de son mal. Il souffrait de la solitude et plus encore de la compagnie des autres. De belles journées d’été le trouvaient cloîtré dans sa chambre. Les fêtes de Noël aussi. Ses anciens amis continuaient leurs études, fréquentaient les bars, se faisaient des blondes. Pas lui.

Au long de ce parcours douloureux, ses parents continuaient à lui prodiguer généreusement toute l’affection, tout l’appui dont il avait besoin, mais sa condition ne s’améliorait pas. Il en était d’autant plus malheureux qu’il s’en croyait responsable. Il se culpabilisait. C’était pour lui un fardeau de plus à supporter. Un fardeau de trop. Il fit sa première tentative de suicide. Une autre allait suivre. L’idée continua de le tourmenter, elle le poursuivit longtemps.

Un jour, on lui apprit que son diagnostic était erroné, qu’il souffrait plutôt d’un désordre d’origine génétique, un dérèglement très rare, peu connu, difficile à soigner. Cette annonce a produit chez lui un bouleversement tout à fait inattendu. Il n’était donc pas responsable de ses maux ? C’était plutôt la biologie, le hasard ? C’est cela, surtout, qu’il retint de la génétique : ce n’était pas lui qui était la cause de sa maladie, elle aurait pu frapper n’importe qui. Lui, il n’avait pas été chanceux, la loterie l’avait choisi. À partir de ce moment, il fut soulagé du fardeau de sa faute.

Autre bouleversement inattendu, plutôt paradoxal mais déterminant pour la suite des choses : il se mit à croire qu’il pourrait atténuer les effets de son « accident » génétique. Sa vie s’engagea alors sur une tout autre voie, cette fois sous le signe du courage. Finie la culpabilité, fini le sentiment d’impuissance. Il allait combattre.

Au fil des ans, au prix d’efforts patients, soutenus, marqués d’échecs et de petites victoires, mais toujours avec le soutien infatigable de ses parents, il réorienta sa vie. Ce ne fut pas aisé, ni pour lui ni pour ses proches, mais le miracle lentement se produisit. Bientôt, il put exercer un petit emploi qui le mettait, quelques heures par semaine, en contact avec d’autres personnes. Certaines d’entre elles lui faisaient des misères (il était hypersensible, il l’est toujours), mais d’autres avaient compris et s’employaient à le protéger, à faciliter sa remontée. Il suffisait de tout petits gestes pour le blesser, mais aussi pour le remettre en selle.

Ce qui l’a sauvé, c’est d’abord toutes les attentions, l’amour de ses parents, leur présence permanente, leur générosité sans limite, leur courage aussi de vivre dans la proximité constante de leur enfant, dont ils observaient toutes les peines, les rechutes et les efforts de relèvement.

Et puis, soudainement, autre miracle : la découverte improbable de la peinture. Il s’y adonna de plus en plus, pour découvrir en cours de route qu’il possédait un véritable talent, un talent que ses amis n’avaient pas… Il s’y est mis à fond, il en a fait sa passion. C’est devenu le remède le plus efficace à sa condition.

Il a progressé, a développé un style, l’a affiné au point d’attirer l’attention sur ce qu’il faisait. Plus tard, il a reçu quelques commandes et s’est fait connaître davantage. Ses « clients » lui présentaient des photos, des esquisses, pour qu’il sache bien ce qu’ils voulaient. Mais il n’était pas question pour lui d’exposer ou de fréquenter d’autres artistes, même s’il en était devenu un.

Puis, de temps à autre, il s’est mis à peindre pour lui-même, à partir de ses sentiments, de ses impulsions. Ce qui en est ressorti, à première vue, n’est pas gai. Ce sont des tableaux étranges, des visages tordus, des expressions désespérées, des silhouettes brisées plongées dans le noir, avec juste un peu de lumière pour accentuer les ombres. Plusieurs de ses tableaux tournent autour de la mort.

Par goût morbide ? Non. Ce serait plutôt pour se rappeler les démons qu’il a vaincus et se montrer qu’il peut les tenir à distance, les reconfigurer à sa guise. Il les nargue du bout de son pinceau, c’est lui qui mène le jeu désormais.

Il m’a raconté sa périlleuse odyssée d’une voix posée, sans effet, apaisée, avec l’assurance tranquille d’un marathonien parvenu au terme d’une longue et difficile chevauchée dont il est sorti victorieux. Il y a de la beauté qui se dégage de son parcours, beaucoup d’émotion aussi. Il ne semble pas s’en rendre compte — c’est moi qui fléchis en l’écoutant ! Mais il est aisé de deviner la trame douloureuse et toujours fragile qui le sous-tend.

Finalement, à force d’efforts, il s’est fait une nouvelle vie sur laquelle on serait tenté de déposer, mais bien délicatement, le mot « bonheur ».

Une belle histoire donc. Une histoire de courage. Mais aussi un magnifique message d’espoir pour celles et ceux qui, engagés sur la même voie, risquent de s’égarer en chemin.

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