La fin des négociations avec l’Inde n’est pas étrangère à l’assassinat commandité

Le premier ministre Justin Trudeau s’est adressé aux médias avant de rejoindre les membres de son cabinet, mardi.
Sean Kilpatrick La Presse canadienne Le premier ministre Justin Trudeau s’est adressé aux médias avant de rejoindre les membres de son cabinet, mardi.

Le Canada s’est retiré des négociations d’un accord de libre-échange avec l’Inde après avoir appris que son gouvernement aurait commandité un assassinat au pays, selon les informations recueillies par Le Devoir. Une mission commerciale prévue dans trois semaines tombe à l’eau.

« Pour l’instant, nous reportons la prochaine mission commerciale en Inde, [et] les négociations commerciales sont actuellement en pause », a confirmé Shanti Cosentino, l’attachée de presse de la ministre du Commerce international, Mary Ng.

Le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, a rencontré son homologue indien, Narendra Modi, le 9 septembre dernier, en marge du sommet du G20. Il l’a alors questionné sur le fait que son gouvernement est suspect dans l’affaire du meurtre d’un leader sikh en Colombie-Britannique.

Dans les coulisses, les diplomates canadiens s’étaient déjà préparés à suspendre les négociations entourant l’Accord de partenariat économique global Canada-Inde. Cette entente est sur la glace depuis « plusieurs semaines » à cause de cette impasse diplomatique, confirment deux sources gouvernementales au Devoir.

Le haut-commissaire indien au Canada s’était d’ailleurs plaint qu’Ottawa faisait piétiner les discussions, dans une entrevue à La Presse canadienne au début du mois de septembre. On ne connaissait alors pas les causes de cette suspension.

Le bureau de Justin Trudeau n’a pas voulu indiquer quand le premier ministre a été mis au courant de la tournure internationale de l’enquête sur le meurtre de Hardeep Singh Nijjar, assassiné devant un temple de Surrey, en Colombie-Britannique, le 18 juin. M. Trudeau aurait toutefois consulté les pays alliés avant sa rencontre du 9 septembre avec le premier ministre Modi.

Justin Trudeau a révélé l’affaire devant le Parlement, lundi. Depuis, le Canada et l’Inde ont chacun expulsé un diplomate de l’autre pays. De plus, l’« Équipe Canada » ne s’envolera pas pour une mission commerciale qui était prévue en Inde la semaine du 9 octobre.

Comme une bombe en Inde

 

La relation commerciale avec le pays qui compte 1,4 milliard d’habitants est pourtant « une priorité pour le gouvernement du Canada », selon la page Web qui détaille les avancements du projet d’accord de libre-échange partiel avec l’Inde. Il s’agit d’un « partenaire essentiel du Canada » dans la stratégie indo-pacifique dévoilée par le gouvernement Trudeau il y a moins d’un an.

Or, l’accusation de meurtre formulée par le premier ministre canadien a eu l’effet d’une « bombe atomique sur le plan diplomatique » en Inde, selon la professeure d’anthropologie Karine Bates.

« En Inde, c’est vécu comme si c’est toute l’Inde qui est attaquée », explique la spécialiste de ce pays affiliée au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal.

« Depuis hier, les journaux, les réseaux de télévision et tous les médias parlent énormément de ce que Trudeau a dit. […] Selon ce que j’ai vu, le Canada est sévèrement blâmé. Le renseignement canadien est ridiculisé. » Des experts indiens, par exemple, mettent en doute les preuves dont disposerait le Canada.

Au lendemain d’une journée où tous les partis se sont ralliés derrière le premier ministre, le chef conservateur s’est présenté mardi devant les journalistes en exigeant que le chef du gouvernement dévoile les informations dont il dispose. « Nous devons connaître toute la preuve disponible pour que les Canadiens puissent faire leur opinion là-dessus », a lâché Pierre Poilievre.

Le chef du Nouveau Parti démocratique a dit qu’il était d’accord avec la suspension des négociations commerciales.

Négociations difficiles

 

Pour Serge Granger, professeur titulaire à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke, les récents développements expliquent pourquoi la délégation canadienne est arrivée, lors du récent voyage en Inde, « les mains vides » de toute proposition qui aurait pu faire débloquer les négociations commerciales.

« On n’était pas prêts à signer une entente commerciale », soutient l’auteur du livre Les cousins de l’Empire (Les Presses de l’Université de Montréal, 2023), qui porte sur les relations entre le Québec et l’Inde.

Selon son analyse, le Canada s’y est pris très tard pour bâtir des liens commerciaux avec ce pays, qui représente un potentiel énorme de croissance économique. « Pendant longtemps, on s’est traîné les pieds, [et] on a beaucoup de difficulté à construire une relation de confiance » pour des raisons politiques, dit-il.

En particulier, le gouvernement indien reproche au Canada d’héberger des extrémistes membres du mouvement des indépendantistes sikhs de l’État indien du Pendjab, ou Khalistan. Le ministère des Affaires étrangères indien l’a réitéré dans sa réponse aux accusations du Canada.

« Ces allégations sans fondements tentent de détourner l’attention des terroristes du Khalistan et des extrémistes à qui le Canada offre refuge, ce qui continue de menacer la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Inde », peut-on lire dans une déclaration publiée mardi.

Le message relève aussi que des « personnalités politiques canadiennes » ont exprimé des sympathies pour ce mouvement séparatiste indien, sans toutefois les nommer.

« Dans le court terme, ce que le Canada et l’Inde devront faire, c’est de s’asseoir ensemble et de regarder ce qu’on veut dire exactement par ce qui constitue de l’ingérence politique, conseille Serge Granger. Peut-être que le Canada devrait rassurer l’Inde [en lui assurant] que ce mouvement [pour le Khalistan] va demeurer dans la légalité. »

Pour sa part, le premier ministre Justin Trudeau a lancé un appel au calme mardi. « Nous n’essayons pas de provoquer ou d’intensifier [le conflit] ; nous ne faisons que présenter les faits », a-t-il lancé à l’entrée de la réunion de son cabinet. Il s’est plus tard envolé pour New York, où il participera au Sommet sur l’ambition climatique.



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