L’autre guerre à finir de Zelensky

Le limogeage, dimanche, du ministre ukrainien de la Défense, Oleksiï Reznikov, mais plus encore l’arrestation, la veille, de l’oligarque Ihor Kolomoïsky viennent mettre en exergue un mal systémique dont souffre l’Ukraine et qui passe largement sous le radar : celui de la corruption.

À l’indice de perception de la corruption établi par l’organisation Transparency International, l’Ukraine occupait l’année dernière le 116e rang sur 180 pays, en faible amélioration par rapport à 2019 (126e rang), l’année où Volodymyr Zelensky a été élu président. Un progrès aussi fragile que ténu. Si ce limogeage et cette arrestation constituent des gestes utiles, il est entendu que Reznikov et Kolomoïsky ne représentent en fait que la pointe de l’iceberg et que la rénovation politique de l’Ukraine reste à faire.

Le ministre a finalement été rattrapé par un — autre — scandale de corruption en rapport avec la qualité des tenues hivernales fournies aux combattants. Les accusations de prévarication imputables à son ministère s’accumulent depuis une bonne année, concernant entre autres la mise au jour de dessous-de-table liés aux importations de munitions et de produits alimentaires. Reznikov n’a pas été personnellement mis en cause dans les faits de corruption, mais aura commis l’erreur de faire la sourde oreille face à ce qui se passait au sein de son ministère. À vrai dire, le congédiement de ce ministre réputé pour son entregent et ses qualités de négociateur s’avère plutôt spécieux, considérant que la rumeur, loin de le sanctionner, l’envoie à Londres remplir les fonctions d’ambassadeur.

Reznikov remercié, cela dit, le choix de son successeur à la Défense est particulièrement parlant, dans un contexte où la contre-offensive ukrainienne semble piétiner. En désignant Roustem Oumerov, un Tatar de Crimée, Zelensky envoie le signal qu’il n’est aucunement question pour Kiev, ou militairement ou par éventuelles négociations, de renoncer à reprendre la péninsule aux Russes. Ce qui semble forcément confirmer que la guerre s’inscrit dangereusement dans la durée. Musulman, jeune quarantaine, grand défenseur de la cause tatare, il est une étoile montante de la politique ukrainienne dont on dit qu’il a de très bonnes relations avec cet acteur régional clé qu’est le président turc, Recep Tayyip Erdoğan. Intéressant est le fait qu’Oumerov illustre une rupture générationnelle, en ce qu’il appartient à une jeune garde de politiciens réformistes issus de la société civile.

Autrement significative en ce qui concerne la lutte contre la corruption est l’arrestation par la justice du milliardaire Kolomoïsky, accusé de fraude et de blanchiment d’argent. Ancien propriétaire d’un empire d’entreprises dans les médias, le pétrole et la métallurgie, il aura eu une influence politique majeure. C’est lui qui possédait la chaîne télévisée 1+1, qui a joué un rôle capital dans la popularité du candidat Zelensky à la présidence. Il demeure aujourd’hui un personnage puissant, de toute évidence, disposant de relais au sein de l’appareil judiciaire. Ce qui fera de son procès un test de crédibilité pour le système de justice ukrainien.

Le cas de Kolomoïsky, par ailleurs talonné par la justice américaine et britannique, illustre la perte d’influence de la caste des oligarques depuis le début de la guerre. Une caste qui contrôlait avant le début de l’agression russe 70 % des médias grâce à des fortunes construites sur les privatisations massives des années 1990, suivant l’effondrement de l’URSS. Une loi « anti-oligarques » votée en 2021 a bien permis de commencer à casser l’emprise de ces hommes d’affaires. Et l’interdiction du parti d’opposition prorusse Pour la vie a contribué à affaiblir leur influence politique. Mais rien évidemment ne leur a fait plus mal économiquement que les bombardements et l’occupation de leurs usines métallurgiques ou agroalimentaires. Ceux qui ne sont pas ralliés à Kiev font aujourd’hui profil bas. Affaiblis sans doute, mais ayant toujours les moyens d’aller faire la fête à Monaco.

Pour le président Zelensky, la situation présente un impératif de transparence et de renforcement des institutions démocratiques — auprès des Ukrainiens, par-dessus tout, mais aussi, par extension, auprès de l’Union européenne, qui fait du succès de la lutte contre la corruption une condition d’adhésion à l’UE. Nos démocraties ont nécessairement des responsabilités en cette affaire puisque la corruption, comme la pollution, transcende les frontières. Défi double et colossal pour Kiev comme pour l’Occident : d’abord, couper pour de bon les ailes aux oligarques en embuscade qui tenteront naturellement, la guerre terminée, de faire recirculer leurs tentacules ; ensuite, empêcher que n’émerge une nouvelle oligarchie à la faveur des milliards de dollars qui vont être investis dans la reconstruction.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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