Le woke de Schrödinger

« À l’instar du chat de Schrödinger, qui était à la fois mort et vivant, le wokisme est dans deux états simultanés, tous deux contradictoires », écrit l’auteur.
iStock, montage Le Devoir « À l’instar du chat de Schrödinger, qui était à la fois mort et vivant, le wokisme est dans deux états simultanés, tous deux contradictoires », écrit l’auteur.

Peu de concepts occupent présentement la conscience populaire autant que le wokisme. Que ce soit dans la multitude d’articles sur le sujet ou dans la sphère politique (on peut penser aux nombreux membres de l’Assemblée nationale qui s’affublent mutuellement de l’étiquette), le terme est omniprésent.

Selon un rapport de la firme de recherche Pollara, 75 % des Canadiens connaissent le terme. Toutefois, seulement 27 % sont capables d’expliquer ce qu’il veut dire. Pourquoi peine-t-on à définir ce concept qui semble être partout ?

C’est qu’il désigne deux choses en même temps. Par exemple, la définition que Le Devoir nous donne du terme démontre bien cette bipolarité. Ainsi, on définit le wokisme comme étant le fait de prendre conscience des injustices sociales, alors qu’il peut aussi désigner une forme de rectitude politique.

Il s’agit donc d’un concept qui possède deux définitions coexistant en parallèle et aux connotations diamétralement opposées. À l’instar du chat de Schrödinger, qui était à la fois mort et vivant, le wokisme est dans deux états simultanés, tous deux contradictoires. Mais qu’en est-il vraiment ?

Un concept aux identités multiples

 

Si la définition du terme semble s’être élargie avec le temps, le mot conserve son sens initial pour bien des gens. Cette divergence se voit clairement quand on l’analyse sous l’angle sociodémographique. Un sondage effectué par NBC News a tenté d’étudier ces divergences d’opinions chez nos voisins du Sud. Pour ceux qui se revendiquent du terme, principalement les plus jeunes et les plus progressistes, selon le sondage, il s’agit « d’avoir de l’empathie pour l’autre et d’essayer de comprendre sa situation ».

Pour ceux qui le dénoncent, surtout des personnes plus âgées et plus conservatrices, il s’agirait « d’une excuse pour se donner bonne conscience et avoir l’impression de changer quelque chose ».

Chez nous, toujours selon Pollara, 31 % des Canadiens croient que le mot « woke » a une connotation négative, contre seulement 16 % qui y voient une connotation positive. Ce qui est fascinant, c’est que les Canadiens, pourtant, ont une opinion beaucoup plus positive des causes qui peuvent être qualifiées (et qui s’en revendiquent) de wokes, comme Black Lives Matter (47 % en ont une opinion positive contre 12 % négative), la Fierté (49 % contre 15 %) ou le féminisme (41 % contre 11 %).

Mais qu’est-ce qui peut expliquer que, dans l’abstrait, un concept est perçu négativement alors que les gens ont une perception positive de ses manifestations concrètes ? La réponse ne se cache pas bien loin.

Un concept récupéré

 

Alors qu’on peut retrouver la trace de la première utilisation du concept d’éveil pour les groupes militants noirs aussi tôt qu’en 1923, et que le terme « woke » semble être né en 1962, la connotation négative n’est arrivée que beaucoup plus tard. Bien que, selon une analyse de deux chercheurs du Cégep du Vieux Montréal — Raphaël Canet et Léo Palardy — publiée dans la revue Possibles, hébergée par l’Université de Montréal, 489 articles sur le sujet aient été publiés dans les médias québécois entre 2016 et 2021, la vaste majorité d’entre eux proviennent d’un groupe très précis.

Ainsi, à eux seuls, Le Journal de Montréal et Le Journal de Québec sont à l’origine de près de 70 % du contenu traitant du wokisme. De surcroît, 45 % de ces articles proviennent de seulement cinq chroniqueurs, qui produisent tous des textes d’opinion et non du contenu journalistique. Finalement, des articles publiés par ces chroniqueurs, 96 % dressent un portrait négatif du wokisme, frôlant parfois la caricature.

Cette diabolisation du wokisme ne tient pas de la coïncidence. Quand on arrive à ériger une idée en symbole, les faits et les données perdent de leur pertinence. Ce qui importe désormais, c’est ce que le symbole évoque. On peut brandir cet épouvantail pour délégitimer toute action entreprise par « l’autre côté ». Et quand, enfin, on parvient à faire de ce symbole le visage d’un mouvement, voire d’une génération, on peut dire que c’est mission accomplie.

Alors, le chat de Schrödinger est-il mort ou vivant ? Le wokisme est-il un véhicule du changement ou le symbole de la dégénérescence de nos civilisations ? À lire le contenu produit sur le sujet, on pourrait croire qu’il s’agit d’un débat féroce qui n’a toujours pas fait de gagnant. Toutefois, quand on s’attarde vraiment à la question, on comprend qu’il ne s’agit que d’une bonne vieille panique morale.

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