Rideau de verre sur l’industrie de l’humour

Le talent des femmes en humour ne manque pas, précise l’autrice.
iStock Le talent des femmes en humour ne manque pas, précise l’autrice.

On a récemment appris que les organisateurs des soirées d’humour hebdomadaires Les jeudis Julien Dionne et ses ami/e/s, au Troquet de Gatineau, ont cru bon (et drôle) de créer de toutes pièces une humoriste nommée Sonia Bélanger afin, entre autres, d’éviter de se retrouver sur la page Instagram @pasdefillesurlepacing, qui vise à dénoncer les soirées d’humour aux programmations exclusivement masculines.

Cela fait maintenant plusieurs heures que les administrateurs de leur page s’affairent à effacer des commentaires critiquant — et souvent de manière humoristique — leur super stratagème qui leur évitait d’avoir à engager une femme à toutes leurs soirées.

Ce cas illustre une réalité : malgré les efforts entrepris par les féministes pour rendre le milieu de l’humour plus inclusif, nombreux sont les hommes qui luttent pour préserver le statu quo, soit le monopole de la scène humoristique par des hommes. Non seulement l’inaction des hommes humoristes vis-à-vis de cette situation est sidérante (et renforce par ailleurs le statu quo), mais la réaction des hommes lorsque le stratagème a été dénoncé par la page @pasdefillesurlepacing en dit long. Si certains en ont profité pour — bien sûr — ressortir la fameuse insulte de la « féministe frustrée », d’autres ont réagi en mobilisant un mythe persistant, soit celui selon lequel « les femmes sont moins drôles que les hommes ».

S’il est tentant de conclure que ces personnes vivent sous une roche, il n’est pas nécessaire de remonter bien loin pour avoir la preuve du contraire.

Pas plus tard qu’en 2017, un sondage révélait que le mythe selon lequel les femmes sont moins drôles que les hommes avait été servi à plus du tiers des femmes du milieu de l’humour (Brouard et Paré, 2018). Pourtant, le talent des femmes en humour ne manque pas ; il ne paraît juste pas aussi intéressant à des hommes qui ont toujours eu l’habitude de n’entendre parler que de leur réalité sur la scène.

Pourtant, l’industrie crie sur tous les toits que ce qui la fait vibrer, c’est l’originalité. C’est aussi l’un des critères utilisés par l’École nationale de l’humour pour sélectionner ses futurs étudiants et étudiantes, ainsi que lors de la remise de prix du gala Les Olivier. Alors que les humoristes construisent leurs blagues, pour la plupart, à partir de leurs expériences personnelles, lesquelles sont notamment influencées par leur identité, il semble ironique de constater que les femmes, et encore plus particulièrement les femmes racisées, demeurent marginales dans l’industrie.

Et ce phénomène n’a rien d’anecdotique : en 2019 et en 2021, peu de femmes ont reçu des prix individuels au gala Les Olivier. Pas plus tard que ce mois-ci, le ComediHa! Fest a été critiqué pour avoir échoué à programmer des femmes à l’un de ses galas. Il s’est défendu en précisant que des femmes seraient présentes dans les invités « surprises ».

Mais pourquoi, encore une fois, n’ont-elles pas été mises en avant ? Les femmes sont déjà assez invisibilisées dans leur travail d’autrice (eh oui, bien des hommes humoristes à succès se font écrire leurs blagues par… des femmes !) et elles brillent rarement autant que les hommes lors des galas.

Puis, en 2017, 2019, 2020 et 2022, des dénonciations ont secoué l’industrie. On parle de personnalités influentes, comme Gilbert Rozon, cofondateur de l’École nationale de l’humour et du Groupe Juste pour rire, mais également de plusieurs humoristes bien établis, notamment Julien Lacroix, Philippe Bond et j’en passe.

Il faut cesser de dire qu’il manque de femmes dans l’industrie de l’humour. C’est faux. Elles sont seulement trop souvent invisibilisées et certaines quittent le navire de l’humour après avoir subi du sexisme, ou même des violences sexuelles. D’autant plus que ce sont ces souvent mêmes personnes qui sont contraintes de lutter contre ces violences, de les dénoncer ou de boycotter certaines soirées d’humour. Cela n’est pas anodin, sachant que les femmes sont déjà moins présentes que les hommes dans ces événements.

Elles tentent également de créer des espaces sûrs, comme le Snowflake Comedy Club, afin de mettre en avant les femmes et les personnes issues de la diversité de genre, comme le faisait le collectif Les Allumetières. Encore une fois, ce travail, bien trop souvent gratuit, est assumé de manière disproportionnée par les femmes et les personnes issues de la diversité de genre.

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