Qui a peur des pauvres?

« Ces personnes maganées que vous croisez ici et là sur les trottoirs, nous les connaissons bien et elles ne sont pas une menace pour nos enfants », rapportent les autrices.
Jacques Nadeau archives Le Devoir « Ces personnes maganées que vous croisez ici et là sur les trottoirs, nous les connaissons bien et elles ne sont pas une menace pour nos enfants », rapportent les autrices.

Depuis quelques jours, les réactions de peur fusent à propos d’un centre d’inhalation supervisée à proximité d’une école et de logements sociaux pour jeunes en difficulté dans un quartier « familial ». En tant que chercheuse sur la pauvreté, intervenante psychosociale, enseignante au primaire, mère et, surtout, citoyennes, nous sommes préoccupées et attristées par ces réactions empreintes de préjugés.

Tout le monde (ou presque !) est pour l’éradication de la misère. Pourtant, on cède rapidement au fameux « pas dans ma cour ! » lorsque vient le temps de contribuer à l’effort collectif. Voilà de quoi donner raison au sociologue de l’Université de Princeton, Matthew Desmond : pour comprendre les causes de la pauvreté, il faut détacher notre regard des pauvres et se regarder soi-même dès lors que nous en bénéficions. Nous n’avons qu’à penser à la popularité des livres expliquant comment payer moins d’impôts, à nos fonds de pension investis dans des entreprises douteuses ou à notre consommation de biens bon marché, produits dans des conditions exécrables.

Parlons-en de cette marginalisation qui fait peur. Selon plusieurs recherches ainsi que nos observations sur le terrain, elle rime le plus souvent avec une enfance marquée par des violences physiques et sexuelles, des services publics sous-financés et un système de protection de la jeunesse en mal d’amour. Au Québec, plus du tiers des jeunes avec un parcours en protection de la jeunesse connaissent au moins un épisode d’itinérance dans les premières années suivant leur sortie de placement. Il nous semble embarrassant, voire odieux, d’invoquer la « sécurité de nos enfants » pour se protéger de ces personnes, qui ont elles-mêmes été des enfants dont nous n’avons pas su, collectivement, assurer la sécurité.

Crise des surdoses

 

Nous sommes en pleine crise des surdoses. Au Québec, dans la dernière année, 535 personnes sont décédées d’une surdose liée aux drogues (contre 392 décès sur les routes !). Face au peu d’engouement public pour préserver ces vies, faut-il conclure que tous les humains « sont égaux, mais que certains le sont plus que d’autres », pour reprendre les célèbres mots d’Orwell ? Les centres de consommation supervisée constituent une réponse directe à cette crise. Préfère-t-on que ces arrêts cardiorespiratoires aient lieu en pleine rue dans l’indifférence la plus totale ?

Les personnes marginalisées ont droit, comme nous tous, à des espaces verts, à des services sociaux et de santé et à la reconnaissance sociale. Il y a là, justement, une belle leçon à enseigner à nos enfants. Pour remplir pleinement notre devoir d’éducation et de prévention, nous devons parler ouvertement avec nos jeunes de consommation de drogues, d’itinérance et de santé mentale, car il est faux que ce que l’on ignore ne peut nous faire du mal. Nous n’avons qu’à penser à nos voisins du Sud qui persistent à croire que prôner l’abstinence en matière de sexualité est une bonne façon de prévenir les grossesses non désirées et les ITSS chez les adolescents…

Si les gestes individuels de compassion ne permettent pas de réparer les injustices, refuser cette humanité, c’est aller trop loin. Ces personnes maganées que vous croisez ici et là sur les trottoirs, nous les connaissons bien et elles ne sont pas une menace pour nos enfants. Alors qu’on fait une tempête dans un verre d’eau avec l’affaire « Mx Martine », peut-être devrait-on plutôt se consacrer aux dangers pour nos enfants que sont les inégalités socioéconomiques, le réchauffement climatique et le manque d’ouverture à la diversité !

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