L’insoutenable lourdeur d’être bien

Manifestation à Erevan le 25 juillet 2023, réclamant la fin du blocus du Haut-Karabakh imposé par l’Azerbaïdjan.
Karen Minasyan Agence France-Presse Manifestation à Erevan le 25 juillet 2023, réclamant la fin du blocus du Haut-Karabakh imposé par l’Azerbaïdjan.

Comme dans de nombreux foyers québécois, la rentrée scolaire anime notre quotidien ces jours-ci. Au souper, mon fils enchaîne mille et une histoires de ses débuts à la maternelle, dans un arménien qu’il parsème joliment de quelques mots en français. La collation par-ci, la petite chicane par-là. Assise à ses côtés, sa petite soeur attend plus ou moins patiemment le yogourt aux fraises qu’on lui a promis pour le dessert. Bref, c’est le chaos idyllique de la routine familiale.

À mille lieues de chez nous, au Haut-Karabakh (ou Artsakh, en arménien), la rentrée scolaire s’est faite dans un contexte tout autre, les 30 000 enfants arméniens de la région s’étant présentés en classe le ventre creux, victimes d’une famine artificielle imposée par l’Azerbaïdjan. Insatisfait des termes d’une entente de cessez-le-feu négociée par la Russie et signée avec l’Arménie en 2020, l’autocrate Ilham Aliyev tente d’étouffer littéralement l’Artsakh et ses 120 000 habitants depuis maintenant plus de 250 jours, en bloquant le corridor de Latchine, seule voie de passage qui lie cette enclave à l’Arménie.

Il contrevient ainsi sciemment aux termes de l’entente de 2020, mais aussi à des ordonnances de la Cour internationale de justice et aux principes de base du droit international. La famine comme arme de guerre n’est pas nouvelle. L’Holodomor orchestrée par Staline en Ukraine en est sûrement l’exemple le plus connu. Elle est aujourd’hui reconnue comme crime de guerre.

Mes enfants ignorent tout de ces enfants artsakhiotes qui leur ressemblent tant et qui succombent déjà à la malnutrition. Pour ma part, petit-fils de survivants du génocide arménien du début du XXe siècle, je suis pleinement conscient que c’est justement parce qu’ils ressemblent aux miens que ces enfants sont punis. L’histoire — la même qui a décimé ma famille — se répète, cette fois au vu et au su de tous.

Incrédule et impuissant, je vois défiler l’horreur par le truchement des médias sociaux. Alors que l’Artsakh devient une prison à ciel ouvert, des files interminables se forment pour acheter une maigre mie de pain. Étrange et cruelle avancée technologique que celle de pouvoir assister, à distance et en temps réel, à l’extermination de son peuple. Difficile de ne pas être frappé par un sentiment qui s’apparente étrangement au syndrome de la culpabilité du survivant. Ma vie paisible en banlieue de Montréal tient, après tout, du pur hasard : le résultat heureux du trajet sinueux et aléatoire d’une des rares branches survivantes d’un arbre généalogique déraciné et autrement décimé.

Le souper terminé, je regarde mes enfants jouer, insouciants. Mon fils bascule inconsciemment entre l’arménien et le français. Je souris à le voir déjà porteur et gardien, à son insu, de deux langues dont la survie aujourd’hui, dans notre salon, ne peut s’expliquer que par le refus obstiné de deux peuples de les voir — et de se voir — mourir.

Je vois défiler de nouvelles photos des enfants artsakhiotes, beaux et dignes, malgré tout, dans leur uniforme scolaire. Leur droit à l’insouciance leur a déjà été cruellement enlevé. Mon coeur se serre en pensant à l’horreur que vivent leurs parents. Mais leurs yeux pétillants trahissent cette résilience millénaire qui en a vu passer d’autres.

Nous sommes éternels comme nos montagnes, écrivait Hovhannès Chiraz, célèbre poète arménien du XXe siècle, au sujet des génocidaires turcs ottomans. Vous passerez, tel un orage violent.

La suite immédiate n’est pas claire. La Russie, chargée de maintenir la paix dans la région en vertu de l’entente de 2020, est trop occupée par ses propres crimes insensés en Ukraine. Elle semble aussi plutôt heureuse de voir l’Arménie punie, elle qui a tenté peut-être trop ouvertement de se tourner vers l’Ouest ces dernières années.

Les grands pouvoirs expriment leurs inquiétudes, et même leurs profondes inquiétudes, et font appel à l’ouverture immédiate du corridor. Parmi eux, la France se démarque par ses efforts, ses diplomates tentant de mobiliser le Conseil de sécurité de l’ONU, et la mairesse de Paris, Anne Hidalgo, prenant même la tête d’un convoi humanitaire vers l’Artsakh, lui aussi bloqué avant de se rendre à destination.

Tout cela ne semble pas ébranler la volonté génocidaire d’Aliyev. Ce dernier compte sur l’appui indéfectible de son parrain turc Erdoğan, membre de l’OTAN qui n’a jamais caché ses aspirations néo-ottomanes.

Les Arméniens, comme leurs montagnes, ne disparaîtront pas. Quel tragique refrain de l’histoire, cependant, que de les voir, encore une fois, affronter l’orage violent tout seuls.

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