Les 50 ans de «Dark Side Of The Moon»: l’excellence floydienne au service du rock… et de ses paradoxes!

Au compte des facteurs de réussite, le mot équilibre a été souligné à grand trait à l’époque et l’est encore aujourd’hui, entre les parties instrumentales et les parties chantées, entre le concept et sa mise en musique, ainsi qu’entre les mélodies accrocheuses et les effets sonores.
Photo: Illustration Tiffet Au compte des facteurs de réussite, le mot équilibre a été souligné à grand trait à l’époque et l’est encore aujourd’hui, entre les parties instrumentales et les parties chantées, entre le concept et sa mise en musique, ainsi qu’entre les mélodies accrocheuses et les effets sonores.

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.

L’année 1973 a fait date dans l’histoire du rock, de même qu’elle a marqué les consciences en Occident par la crise économique engendrée par le premier choc pétrolier. Cinquante ans plus tard, on peut affirmer sans se tromper que Pink Floyd faisait paraître cette année-là un album aux allures de point d’aboutissement pour le rock, montrant autant ses ambitions esthétiques que ses paradoxes artistiques et ses potentialités commerciales.

Lancé le 1er mars 1973 par Harvest Records (EMI), Dark Side of the Moon s’est rapidement imposé au sommet des ventes musicales de l’année dans plusieurs pays, y compris au Canada. De fait, le 33 tours est constamment mentionné dans les annales du rock pour le long succès commercial qu’il a connu, apparaissant au total 741 semaines au classement du Billboard 200 et atteignant des ventes au-delà de 45 millions de copies.

S’il participe ainsi au carré d’as des albums les plus vendus de tous les temps aux côtés de Thriller, Back in Black et la trame sonore The Bodyguard, il se démarque aussi de ces derniers pour l’influence qu’il a acquise à long terme en touchant différentes générations et en devenant une pièce maîtresse du rock comparable aux Pet Sounds et Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band.

S’intéresser à un tel succès revient donc à se poser les questions pourquoi Pink Floyd et pourquoi 1973 ? Dans la mesure où le huitième album des Floyd faisait l’impasse sur les années psychédéliques qui avaient vu le groupe devenir la pierre angulaire de l’underground londonien, rien ne laissait présager des ventes stratosphériques ni d’une influence aussi déterminante sur le rock des années 1970, leur trajectoire s’arrimant à ce moment-là au rock progressif jugé comme complexe et donc difficile d’accès.

Le fait est que la formation est d’abord issue du British Blues Boom des années 1960, les Nick Mason à la batterie, Roger Waters à la basse et Richard Wright au clavier étant à cette époque des étudiants en architecture évoluant dans des groupes amateurs. Sous l’impulsion de Syd Barrett, en 1966, à la fois chanteur, guitariste et compositeur, des oeuvres originales ont pris forme sous le nom de Pink Floyd et il s’ensuivit un succès non négligeable, cependant que les problèmes de santé mentale de ce dernier l’ont forcé à abandonner l’aventure. David Gilmour est appelé en renfort dès 1967 pour remplacer Barrett comme chanteur et guitariste. Le quatuor qui sera six ans plus tard à l’origine de Dark Side of the Moon était alors en selle.

Le tournant musical

Former un groupe rock est une chose, mais en arriver à un son original en est une autre, surtout dans un contexte d’effervescence musicale comme celui dans lequel les Floyd ont évolué. De fait, le quatuor est traversé par de solides différences dans les forces en présence : Gilmour et Wright étaient des musiciens plus outillés, tandis que Waters et Mason manifestaient un intérêt plus prononcé pour la portée conceptuelle de la musique.

Pour créer dans ce contexte, un des points de ralliement est rapidement devenu l’expérimentation. Et parmi les multiples voies pour expérimenter, il y avait celles offertes par le jazz ou encore la création collective, ce qui se traduisait par l’improvisation libre de laquelle pouvaient être extraits des moments clés mis au service de chansons.

Avant 1973, les albums ont témoigné de cette expérimentation tout autant que du contexte d’improvisation, la résultante en étant une musique portée par les ambiances sonores et se démarquant par de longues plages instrumentales — on parle alors de space rock.

L’album Meddle, paru en 1971, a marqué une transition en ce sens, le groupe parvenant à un succès dépassant les fans de la première heure et proposant des titres plus aboutis, dont « Echoes ». D’où la nécessité de rappeler que Dark Side of the Moon s’est inscrit dans le sillage du tournant pris avec Meddle et du travail d’expérimentation issu de projets comme le film Pink Floyd: Live at Pompeii (1972) ainsi que de l’improvisation musicale.

C’est fort de ces acquis que l’album lunaire a été enregistré aux studios Abbey Road d’EMI de juin 1972 à janvier 1973, le matériel ayant été éprouvé en situation de concert. Mais cela n’explique pas tout.

La chimie qui s’est opérée à la faveur de l’excellence floydienne a pris appui sur plusieurs facteurs. Et parmi le premier de ceux-ci, il y avait le fait de miser sur les atouts de chacun des membres : la voix de Gilmour par sa portée éthérée tout autant que par sa force de caractère, de même que son jeu de guitare avec des mélodies imparables et des effets sonores ; le travail mélodique et les boucles vaporeuses de Wright par l’entremise de plusieurs claviers, dont le synthétiseur ; les riffs de Waters à la basse aussi bien que la transposition musicale de ses idées ; le jeu de batterie de Mason axé sur le travail atmosphérique et la mise en perspective du propos de l’album.

Les forces de chacun ne font sens que dans la mesure où elles se sont pliées à un objectif ultime : aboutir à un album cohérent, les parties étant au service du tout. Et là résidaient sa grande nouveauté et l’explication de son succès : le concept évoqué par le titre unifiait chacune des 10 chansons. Speak To Me en guise d’ouverture cède la place à Breathe, représentant ainsi la mise au monde de la vie humaine, à la suite de quoi les trois autres plages de la première face, dont Time, se veulent l’empreinte de l’expérience du temps et la conscience de la fatalité à laquelle chacun est confronté.

La deuxième face de l’album explore des thèmes plus sombres venant expliquer pourquoi à la dimension lumineuse de la lune répond une face cachée, par exemple la difficulté des rapports humains qu’aborde Us And Them, les troubles psychiques que narre Brain Damage ou encore la cupidité que dénonce Money. Avec ce dernier titre misant sur une mélodie accrocheuse et une forme plus pop, les Floyd ont fait leur première entrée dans les radios commerciales.

De l’équilibre aux paradoxes du rock

Au compte des facteurs de réussite, le mot équilibre a été souligné à grand trait à l’époque et l’est encore aujourd’hui, entre les parties instrumentales et les parties chantées, entre le concept et sa mise en musique, ainsi qu’entre les mélodies accrocheuses et les effets sonores. Ce résultat ne fut pas attribuable aux seuls membres de la formation.

D’autres noms sont passés à l’histoire dans les crédits de l’album, fruit de leurs collaborations des années antérieures, à commencer par l’ingénieur de son et musicien Alan Parsons, comme on peut le voir dans la mise en perspective sonore des horloges de Time ou des caisses enregistreuses de Money. Se sont aussi ajoutés quelques musiciens pour augmenter la texture sonore, par exemple Dick Parry au saxophone sur Us And Them et la voix de Clare Torry sur The Great Gig in the Sky. Et fruit du travail de Storm Thorgerson et de George Hardie, que dire de l’image iconique qui apparaissait sur la pochette et qui témoignait du souci autant visuel que graphique des Floyd !

Cette année 1973 a donc eu pour conséquence de transformer la formation, les retombées étant autant positives que négatives. Sur le versant positif, Pink Floyd réussissait l’exploit de proposer au rock l’un de ses albums concepts les plus aboutis et les plus synthétiques quant aux ambitions esthétiques de l’époque : raffinement technologique, propos structuré, chansons à succès, etc.

Sur le versant négatif, l’album entraînait un avant et un après dans la trajectoire floydienne : par-delà le succès commercial qui n’avait pas été prévu et le rejet qui s’ensuivit chez plusieurs fans des débuts, à quoi s’est ajouté l’épuisement des tournées titanesques, il y a eu un Waters se voyant dans la foulée de ce succès créateur et leader du groupe. Les séances d’enregistrement conduisant à Wish You Were Here (1975) et à The Wall (1979) en viendront à creuser l’écart entre lui et ses collègues, la séparation inéluctable arrivant avec The Final Cut (1983).

Dark Side of the Moon a aussi été emblématique d’une année où le rock s’est durablement transformé. Si cet album ou d’autres, comme Selling England by the Pound de Genesis, ont porté les aspirations artistiques du genre tout autant que ses utopies politiques, par exemple la technologie pour perfectionner le son et le pouvoir de contestation des formes culturelles, ils y ont aussi mis fin par la forte commercialisation à laquelle s’est livrée l’industrie de la musique ; la branche Adult-oriented rock (AOR) des années à venir en sera l’exemple, avec des albums misant sur des chansons sentimentales, comme chez Fleetwood Mac et les Eagles.

Tout se passe comme si, au creuset de l’histoire, l’album de 1973 répondait à l’avance aux transformations du capitalisme, dont le choc pétrolier représentait les dérives et l’industrie de la musique consumait le potentiel. Pink Floyd, comme tant d’autres groupes rock, a fini par composer avec cette nouvelle réalité, la face sombre de la lune prenant un tournant inédit.

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