Les mots comme de minuscules doses d’arsenic

Pour le philologue Victor Klemperer, le langage dépravé par une idéologie est un poison qu’on ingère inconsciemment et qui intoxique la pensée.
Illustration: Tiffet

Pour le philologue Victor Klemperer, le langage dépravé par une idéologie est un poison qu’on ingère inconsciemment et qui intoxique la pensée.

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Pour dire la complexité d’un monde en mutation, il va de soi qu’une langue vivante s’enrichit d’emprunts et de néologismes. De même est-il requis que, pour illustrer ou préciser un message, la langue use de tropes, d’hyperboles, d’euphémismes et d’autres ruses du langage. Les auteurs de talent parviennent à les manier avec une virtuosité admirable !

Mais il est des temps comme le nôtre où des emprunts et néologismes — tantôt employés à contresens, tantôt de façon approximative — se pressent dans l’espace public pour donner l’impression d’une corruption du dialogue citoyen. Ce qui étonne est la soudaineté avec laquelle ces vocables s’insinuent dans la conversation sociale, ainsi que l’acharnement militant chez certains à exiger qu’ils soient d’emblée adoptés par tous. Aussi a-t-on vu surgir dans l’espace médiatique des mots et expressions — « décolonial », « issu de la diversité » et tout un éventail de « … phobies » — souvent ignorés de versions récentes de correcteurs linguistiques tel Antidote. De même, on aura noté la promptitude avec laquelle fut admise sans regard critique (et souvent sans guillemets) l’expression « convoi de la liberté », laissant croire que les occupants d’Ottawa de l’hiver 2022 sont d’authentiques champions de la liberté.

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Ce texte est publié via notre section Perspectives.

Des exemples aberrants de manipulation langagière pouvant mener à une dénaturation du message sont excellemment exprimés dans certaines dystopies, tel le 1984 d’Orwell. Le réel rejoint la fiction dans le discours des régimes totalitaires. L’Allemagne nazie a usé de ces astuces pour faire de la langue l’instrument d’un régime criminel. Certains de ces procédés persistent aujourd’hui, qui produisent des « mots qui pensent à notre place ».

Assurément, il serait abusif de soutenir que les expressions évoquées plus haut relèvent d’un langage parent de la langue nazie. Cependant, la vigueur militante, soutenue, avec laquelle on cherche à imposer cette novlangue dans l’usage commun montre une quête de pouvoir qui devrait préoccuper, ne serait-ce qu’à titre préventif.

La langue du IIIe Reich

Repérer la langue du pouvoir nazi, flairer ses pièges et en démontrer la perversion est la tâche que s’est donnée Victor Klemperer (1881-1960), professeur de philologie à Dresde et spécialiste de la littérature française des Lumières. Décoré pour fait d’armes lors de la guerre de 1914-1918, il se voit patriote allemand malgré ses origines juives. Interdit d’enseignement et de recherche par le régime nazi du fait de sa judéité, et en éprouvant un pénible dépit, il persiste à s’identifier à la culture allemande.

C’est pour garder, dit-il, « le balancier sans lequel je serais cent fois tombé » qu’il tient son journal personnel de 1933 à 1945. Le seul matériau qui lui reste accessible est la langue glanée à la dérobée dans les petits commerces, dans les médias et chez ses proches. Rassemblées sous le titre LTI (Lingua tertii imperii, la langue du IIIe Reich), ses notes paraissent en 1947 dans le secteur soviétique de l’Allemagne occupée. Le diariste se fait le témoin de cette langue nazie qu’il présente comme un outil agissant insidieusement sur les esprits, « un langage qu’on ingère inconsciemment comme un poison ».

« Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde […] et voilà qu’après quelque temps l’effet se fait sentir », écrit Victor Klemperer.

La LTI s’installe à la faveur d’un populisme qui nourrit le ressentiment des masses allemandes ébranlées par le trauma consécutif à la Grande Guerre. Elle se répand dans toutes les classes sociales sans égard au niveau de culture et s’incruste dans le langage courant. Klemperer se désole de la retrouver chez ses collègues linguistes : « Aucun d’entre eux n’était nazi, mais ils étaient tous intoxiqués. » Expulsés de leur domicile, Klemperer et son épouse sont relégués dans une « maison des Juifs » de Dresde. Et même là, dans le ghetto, il retrouve la LTI chez ces Juifs victimes du nazisme et se surprend à l’employer lui-même, aveuglément, comme un tic du langage.

Une langue pauvre et dépravée

La principale caractéristique que Klemperer trouve à la langue du IIIe Reich est sa pauvreté extrême. Une langue « misérable par principe », qui ne cherche pas à convaincre ; car convaincre, c’est argumenter, consentir au dialogue. Et sauf « le Juif », rien n’est plus exécré des nazis que le débat rationnel. Impropre à penser, irrationnelle, la LTI n’est apte qu’à exprimer des impressions, des états d’âme. Foncièrement démagogique, elle cherche à se rendre accessible au peuple, même lorsqu’elle feint des allures savantes et prétend exprimer une « vision du monde ».

Cette langue restreinte exerce une fonction performative aliénante. Dans le salut nazi, au cri « Sieg », la foule répond en criant « Heil », bras droit tendu : c’est un acte juré, un serment d’allégeance (Gefolgschaft). « Que fait une parfaite Gefolgschaft ? Elle ne pense pas et elle ne ressent plus non plus — elle suit. » Assister à un discours de Hitler, c’est « vivre une expérience ». Ne nous dit-on pas dans les pubs que consommer tel produit nous fera « vivre une expérience » ?

La parole nazie déprave le sens des mots. Ainsi en est-il du mot « fanatique », qui, de péjoratif, devient laudatif : « la foi fanatique, la volonté fanatique, le courage fanatique ». Le fanatique se trouve transfiguré en héros, dit Klemperer : « Si quelqu’un, au lieu d’“héroïque et vertueux”, dit pendant assez longtemps “fanatique”, il finira par croire vraiment qu’un fanatique est un héros vertueux et que, sans fanatisme, on ne peut être un héros. »

Les euphémismes masquent les répressions et les échecs inavouables en les banalisant. Les plus sinistres sont « la solution finale » et « le travail rend libre », tous deux indissociables des camps d’extermination. Les déportations sont des « évacuations », et on ne se rend pas à la Gestapo, on « se signale » ou on « part sans laisser d’adresse », pour Auschwitz par exemple. La situation devient-elle critique, voire désespérée ? Goebbels l’atténue : elle n’est que « fragile », au pire « en crise », une crise « maîtrisée et passagère ».

La LTI use et abuse d’hyperboles, que Klemperer croit inspirées des pubs hollywoodiennes. Les superlatifs, tels « éternel », « historique », « unique », comme dans « peuple éternel », « Reich éternel », « victoire historique et unique », sont typiques du discours nazi. Le chiffre 1000 est aussi mythifié : « 1000 réalisations, 1000 fêtes, le Reich pour 1000 ans ». Ces outrances langagières, Klemperer les voit déjà « en germe dans le romantisme », ce romantisme nazifié porteur d’excès qui fait se côtoyer héroïsme et prosaïsme, sentimentalisme ampoulé et grossièreté. C’est Novalis logeant chez Barnum !

La LTI et nous

Comme le 1984 d’Orwell, dont elle est l’exacte contemporaine, la LTI de Klemperer a valeur pédagogique pour notre temps. En démasquant les pièges de la langue, elle nous invite à garder un sens critique face aux mots qui tendent à dévoyer le dialogue citoyen, quelle que soit l’idéologie qu’ils servent.

Klemperer nous rappelle le rôle des moyens de communication d’alors (haut-parleurs, radio, cinéma) dans la diffusion de la propagande nazie et nous prévient des dangers d’une langue pauvre faite de slogans, au discours vicié. Surtout, il réprouve cette idée fausse et nocive selon laquelle la réduction abusive du langage favorise le dialogue citoyen.

Le contexte culturel actuel n’incite-t-il pas à l’emploi d’une langue chétive et impropre à la communication citoyenne analogue à la LTI, quoique différente ? Le propre des réseaux sociaux (Facebook, Twitter) n’est-il pas de privilégier une langue pauvre et réduite, mais dont la portée a autrement plus d’impact que celle des médias d’il y a un siècle ?

Notre espace médiatique est déjà encombré de mots et d’expressions qui disent mal ou de façon partiale notre monde. Que dire de ce discours idéologique qui use de mots anglais qui s’avèrent souvent de mauvais greffons une fois francisés et qui finissent par devenir « ces mots qui pensent à notre place », comme l’a bien montré Patrick Moreau dans un ouvrage au titre éponyme de cette expression inspirée de Klemperer ?

C’est l’un des pièges que tend la mondialisation culturelle, qui promeut une langue simplifiée à outrance sous prétexte d’un discours accessible à tous. Le « globish », cet anglais mondialisé — pauvre de contenu, mais impérial de moyens —, s’impose aujourd’hui comme une langue prétendument universelle. D’aucuns — tel Philippe Van Parijs, ce philosophe et économiste belge — le prescrivent comme avancée démocratique : « La réponse au déficit démocratique de l’Europe […] est d’accélérer le processus pour que l’anglais [devienne] le moyen pour les Européens les plus pauvres de se faire entendre. Une version approximative de l’anglais, avec un vocabulaire limité à quelques centaines de mots, suffirait », écrit-il dans The Economist sous le titre de « The Globish-Speaking Union ». 

Étrange recommandation que cet appel à une langue « approximative au vocabulaire limité à quelques centaines de mots ». Comment ne pas y voir une pauvreté rappelant la LTI ? Car, comme le note Klemperer : « [La langue du IIIe Reich] n’était pas pauvre seulement parce que tout le monde était contraint de s’aligner sur [elle], mais surtout parce que, dans une restriction librement choisie, elle n’exprimait complètement qu’une seule face de l’être humain. »

Des suggestions ? Écrivez à Robert Dutrisac : rdutrisac@ledevoir.com.



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