La guerre et la paix forment un couple indissoluble

Le célèbre neuropsychiatre Boris Cyrulnik, l’unique survivant de sa lignée de la Shoah, avance que l’être humain n’est pas destiné à connaître une paix durable.
Illustration: Tiffet Le célèbre neuropsychiatre Boris Cyrulnik, l’unique survivant de sa lignée de la Shoah, avance que l’être humain n’est pas destiné à connaître une paix durable.

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

Les années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, l’Europe a clamé haut et fort « Plus jamais ça ! ». Nulle part ailleurs dans le monde, encore moins sur le continent européen. Quelques décennies plus tard, avec le démantèlement de l’ex-Yougoslavie, le continent a de nouveau connu la guerre, sans mentionner les autres conflits sur la planète, à commencer par l’actuel drame de la guerre en Ukraine. La guerre ferait donc partie de notre patrimoine humain, resurgissant de façon récurrente dans l’histoire du monde ?

Le célèbre neuropsychiatre Boris Cyrulnik, l’unique survivant de sa lignée de la Shoah, avance que l’être humain n’est pas destiné à connaître une paix durable. À la lumière de son expérience personnelle, mais aussi de son impressionnante oeuvre, le médecin humaniste pense que nous sommes incapables de donner sens à notre vie à partir du bonheur. Il nous faut des doses de malheur individuelles ou collectives par intermittence, pour que nous puissions par la suite tendre de tout notre être vers l’ataraxie, cet apaisement de l’âme que les Grecs appelaient le bonheur. Selon Cyrulnik, depuis la Deuxième Guerre mondiale, le monde occidental connaît sa plus « longue » période de calme, soit 75 ans sans tragédie majeure à l’intérieur du monde démocratique et libéral, ce qui exclut évidemment toutes les guerres hors de nos frontières. Puisque nous ne sommes pas habitués à tant de tranquillité (à entendre ici par ennui), cette période relativement « calme » et « longue » du monde « civilisé » va devoir inévitablement prendre fin un jour.

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Ce texte fait partie de notre section Perpectives.

Mais sur quelle preuve, à part sa sidérante et frontale rencontre avec le mal, Cyrulnik base-t-il sa thèse ? Il suffit de poser la question aux historiens, qui constatent qu’il n’existe pas un seul pays qui s’est construit sans violence. L’histoire de l’humanité est donc une suite de violences. Et l’individu, dans tout ça ? Son libre arbitre et son expérience subjective et intime de la vie ? Là aussi, pense Cyrulnik, force est de constater que, même à un niveau plus psychologique, tout porte à croire que nous sommes incapables de donner sens à notre vie par le bonheur. « Le seul bonheur que l’on éprouve, c’est de lutter contre le malheur, donc il faut du malheur », témoigne-t-il avec l’écrivain Boualem Sansal dans L’impossible paix en Méditerranée (2017). Le bonheur qui dure, celui donc de cette relativement longue période de paix depuis la Deuxième Guerre mondiale, a fini par provoquer un non-sens général sur les plans collectif et individuel. C’est sans doute la raison pour laquelle la surconsommation et l’épuisement à outrance des ressources matérielles sont devenus une façon inconsciente de générer du malheur auquel nous carburons. Ce trou noir, ce malaise au centre de notre être, se matérialise tous les jours sous forme d’une tragédie qui est à nos portes, causée cette fois-ci par la guerre que nous avons déclarée à la planète. « Il y aura eu des millions de morts et des générations de souffrances, puisque les guerres de croyance (la croyance en un progrès infini est une sorte de guerre déclarée à la Nature) ne s’arrêteront pas… »

Malaise de la civilisation

Cyrulnik a lu assidûment Sigmund Freud, avec qui il partage l’idée d’une pulsion de mort d’origine organique. Le père de la psychanalyse a braqué les lumières sur le fait qu’il existe à l’intérieur de nous un réservoir d’énergie psychique qui nous est a priori inconnu (l’inconscient) et dans lequel se joue la bataille perpétuelle entre deux pulsions antagonistes, pulsion de vie et pulsion de mort. La socialisation et la normalisation de nos rapports ont largement étouffé nos désirs et nos pulsions vitales, laissant la place à la pulsion de mort qui carbure aux frustrations. Autrement dit, plus nos élans vitaux ont été étouffés par les normes, les codes et les règles de vie commune, plus ce refoulement s’est transformé en défoulement de nos instincts destructeurs. « La question cruciale pour le genre humain me semble être de savoir si et dans quelle mesure l’évolution de sa civilisation parviendra à venir à bout des perturbations de la vie collective par l’agressivité des hommes et leur pulsion d’autodestruction », écrit Sigmund Freud dans Malaise dans la civilisation (1930). « Sous ce rapport, peut-être que précisément l’époque actuelle mérite un intérêt particulier. Les hommes sont arrivés maintenant à un tel degré de maîtrise des forces de la nature qu’avec l’aide de celles-ci, il leur est facile de s’exterminer les uns les autres jusqu’au dernier. Ils le savent, d’où une bonne part de leur inquiétude actuelle, de leur malheur, de leur angoisse. Il faut dès lors espérer que l’autre des deux “puissances célestes”, l’éros éternel, fera un effort pour l’emporter dans le combat contre son non moins immortel adversaire. Mais qui peut prédire le succès et l’issue ? » S’il était parmi nous aujourd’hui pour voir à quel point nos pulsions destructrices menacent la survie même de notre espèce, Freud dirait sans doute lui aussi que nous sommes incapables de vivre par-delà le bien et le mal, à savoir que nous avons besoin d’une vision binaire pour nous définir comme espèce.

Guerre et prospérité

Passons-nous constamment d’une pulsion de vie (la paix) vers la pulsion de mort (la guerre) ? Pourquoi avons-nous établi entre ces deux extrêmes un type de relation que nous appelons la « trêve » ? Parce que, diront les pessimistes, toute paix est dangereuse étant donné qu’elle va à l’encontre de la « nature humaine ». La paix retient en cachette et en silence le refoulement de tous nos ressentiments, de nos haines, de nos avidités et de nos rivalités, qui n’attendent que le bon moment pour se dresser afin de mourir pour la « victoire ». Depuis que le monde est monde, les paix fragiles se sont constamment fait attaquer par les « invasions barbares ». C’est pourquoi toute paix bien « gardée » doit toujours se faire à l’intérieur des murs érigés vers les étoiles (à l’heure actuelle, il existe environ 40 000 km de murs que les hommes ont dressés les uns contre les autres à divers endroits du globe, soit la taille de sa circonférence !).

La paix est donc fragile et il faut « l’encercler » afin de protéger son espace contre les perpétuelles attaques des envahisseurs. L’Empire romain a passé son temps à se défendre des hordes barbares venues du Nord. Aujourd’hui, la paix de nos démocraties semble menacée par les migrants du Sud (bientôt leur statut officiel changera pour celui de réfugiés climatiques). Les archives de l’histoire pointent le même constat : la guerre et la paix forment un couple indissoluble. À la lumière de ce fait, le leitmotiv des empereurs romains « Si tu veux la paix, prépare la guerre » devient plus clair, d’autant plus que la paix va main dans la main avec la prospérité. Il ne faut donc pas oublier cet insupportable paradoxe : que les périodes les plus prospères de l’humanité ont toujours été précédées par de grandes destructions. La raison de cela est simple : il faut détruire pour reconstruire.

La barbarie et nous

Mais si on regarde de près l’histoire de l’humanité, est-il vrai que la paix ne fait pas partie à long terme de nos horizons mentaux et socioculturels ? Si tout a toujours été une question de conflit (dès le début, tous les grandes épopées et récits fondateurs de notre espèce pointent effectivement vers cet immense combat originel entre les forces du bien et du mal), il est légitime de se poser les questions suivantes : quelle est la plus grande période que l’humanité a connue sans conflit meurtrier, et pourquoi ? Regardons de près quelles étaient les conditions de la paix, lorsqu’elle surgissait derrière les périmètres bouchés par la guerre ? À titre d’exemple, le successeur de l’empereur Hadrien, le très mal connu Antonin le Pieux (la paix n’apporte aucune renommée), a régné sur l’immense territoire de l’Empire romain sans aucun « éclat guerrier ». Pendant les 23 ans qu’a duré son règne, aucune guerre, aucune révolte et aucun soulèvement n’a été noté par les historiens. Dans un empire aussi étendu, allant de l’Écosse à la Transjordanie, cette période de paix était marquée par une très grande ouverture d’esprit et de tolérance religieuse. « De tous les empereurs, il fut le seul qui, autant que cela pût dépendre de lui, vécut sans répandre ni le sang des citoyens ni celui des ennemis », selon l’Histoire auguste, ce recueil datant du IVe siècle.

Pour Antonin, comme pour l’Empire romain de façon générale, tout semble se gâter avec l’édit de l’empereur Théodose qui supprima la tolérance religieuse et obligea tous les sujets de son vaste et hétéroclite empire à devenir « chrétiens ». Le conflit viendrait donc essentiellement de ceux qui veulent imposer leur vision du Bien aux autres. Il s’avère alors que la barbarie n’est rien d’autre que le refus de la pleine humanité à l’autre. C’est pourquoi tous ceux qui, comme Boris Cyrulnik, ont connu de près l’expérience du totalitarisme diront que « la tentation du Bien est beaucoup plus dangereuse que celle du Mal ». Dès qu’elle tend à imposer sa vision unilatérale qui se veut absolue, alors l’intolérance, la décadence et le clivage qu’elle provoque annoncent la fin de la trêve et la reprise des conflits. Il va donc de soi, pour paraphraser le psychiatre, que la question n’est plus « Pourquoi la guerre ? », mais plutôt « Comment la paix ? ». Il reste à savoir, maintenant que se joue la bataille de notre survie, dans la mesure où nous avons déclaré la guerre à la planète, quelle trêve nous pourrions signer et, surtout, avec qui, après l’apocalypse.

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