L’art de ne pas avoir toujours raison

Malgré son époque, Montaigne nous aura appris à résister, en pleine tourmente intellectuelle, à la tentation du fanatisme.
Illustration: Tiffet Malgré son époque, Montaigne nous aura appris à résister, en pleine tourmente intellectuelle, à la tentation du fanatisme.

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

Dans le coin gauche, les défenseurs d’Amira Elghawaby, incapables d’imaginer que l’appui à la laïcité puisse être autre chose que le prétexte philosophique que se donnent les xénophobes de tout acabit pour enfin justifier leur hantise de l’Autre. Dans le coin droit, leurs détracteurs, incapables d’imaginer que la lutte contre une islamophobie pourtant quotidiennement documentée puisse être autre chose que la dernière ruse du grand complot multiculturaliste canadien. Si ce triste combat qui tient lieu de « débat » nous aura appris une seule chose, c’est que la « polarisation affective » (à savoir la tendance, partout présente sur les réseaux sociaux, à disqualifier d’emblée nos interlocuteurs en présumant de leurs intentions et en les envisageant comme des ennemis indignes de considération) sape la possibilité même de tout dialogue démocratique.

Peut-être faudrait-il ici nous tourner vers Michel de Montaigne, qui a connu de très près une polarisation affective plus grave encore. Noble catholique au sein d’une famille largement convertie au protestantisme, maire de Bordeaux dans une région de France à forte prédominance huguenote, il est aux premières loges pour assister aux troubles religieux de son siècle. Malgré son intention de rester au-dessus de la mêlée, il sera souvent pris entre deux feux. Un exemple parmi d’autres : lors d’un voyage à Paris en 1588, il se fait barrer la route et dévaliser par une bande de protestants, pour ensuite être mis au cachot à la Bastille par des catholiques en représailles à une décision du roi de Navarre favorable aux protestants. Dans un contexte aussi chargé, « je fus pelaudé à toutes mains », autrement dit, il reçut des coups de toutes parts. Chose certaine, à côté du massacre de la Saint-Barthélemy, dont il sera également témoin, Montaigne trouverait sans doute que nos empoignades virtuelles sur Twitter ressemblent à une partie de jeu de paume.

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Ce texte fait partie de notre section Perpectives.

Malgré son époque, Montaigne nous aura appris à résister, en pleine tourmente intellectuelle, à la tentation du fanatisme : allergique à toute espèce d’intransigeance ou d’entêtement idéologiques, il aura toujours fait le pari de l’humilité intellectuelle. C’est dans ce même esprit de tolérance qu’il rédige « De l’art de conférer », chapitre des Essais dans lequel il nous met en garde contre notre tendance à envisager le débat comme un sport de combat : pour Montaigne, l’échange d’idées est bien davantage l’occasion de jeter un regard critique sur soi que celle d’avoir raison de l’autre. Car si tout échange d’idées comporte nécessairement un certain aspect « agonistique » (du grec agôn, qui signifie « compétition »), ce serait une erreur de la réduire à sa seule dimension conflictuelle : il faudrait plutôt y voir la possibilité de s’auto-rectifier et, ainsi, de cheminer. En ce sens, le débat serait moins un combat contre l’autre qu’une lutte contre soi, qui nous oblige à « penser contre nous-mêmes ». Alors que les espaces virtuels dans lesquels nous « débattons » aujourd’hui sont structurés de manière à n’offrir aucun incitatif au type d’ouverture proposée par Montaigne — rien n’attire moins de likes que la concession et la nuance —, l’éthique de la discussion montanienne pourrait peut-être nous servir de leçon.

Règle 1 : maintenir ses idées à distance. Fin psychologue, Montaigne reconnaît que nous avons tendance à faire valoir nos opinions comme s’il s’agissait de défendre, à la mort, notre personne. Lorsque l’opinion contraire est perçue comme une menace à notre ego, la moindre contradiction suscite une réaction de défense. Ainsi, nos protestations spontanées face à la contradiction trahissent bien souvent une intolérance à l’altérité : « Car c’est une aigreur tyrannique que de ne pouvoir souffrir une façon de voir qui diffère de la sienne. » La solution consiste alors à ne pas tomber amoureux de nos convictions, mais à les maintenir à une saine distance : « [L]es opinions trouvent en moi un terrain mal propre à y pénétrer et à y pousser de profondes racines. » Il faut donc s’exercer à défendre des idées sans nécessairement nous y identifier. Bien évidemment, si on s’attaque à ma dignité ou à mes droits, il sera impossible et même inutile de tenter de dépersonnaliser le débat. Mais autrement, je ne dois pas m’agripper à chacune de mes convictions comme si mon intégrité en dépendait : je serai alors plus enclin à m’amender, et donc à progresser, puisque mon coût de renonciation idéologique sera moins grand.

Règle 2 : accueillir la contradiction. Si l’autre ne fait que me conforter dans mes convictions en me renvoyant mon propre reflet, il ne sert à rien de m’en approcher : « L’unisson est chose parfaitement ennuyeuse lorsque l’on confère. » C’est pourquoi Montaigne nous enjoint d’adopter une attitude hospitalière à l’opinion adverse : « Quand on m’est contraire, on éveille mon attention, non pas ma colère : je m’avance vers celui qui me contredit, qui m’instruit. » Car à condition que je m’y ouvre sincèrement, l’autre m’informe sur lui-même tout en servant d’instance médiatrice entre moi et moi : j’apprends à mieux me comprendre dans et par la confrontation avec ce que je ne suis pas. De la même façon que le voyage, pour Montaigne, permet en même temps d’aller à la rencontre de l’autre et de se découvrir comme altérité dans et par le regard de cet autre, un échange intellectuel honnête donne lieu à cette même dialectique par laquelle j’accepte d’être dépaysé pour mieux me familiariser avec moi-même. La contradiction est, ainsi, une condition de l’introspection.

Règle 3 : douter de tout, surtout de soi.S’inspirant du scepticisme antique (et en particulier du néo-pyrrhonisme en vogue à son époque), Montaigne recommande le doute philosophique comme manière de s’immuniser contre le dogmatisme. Mais il ne s’agit pas de se servir du doute pour débusquer les idées reçues chez autrui, ce qui reste somme toute trop facile. Pour Montaigne, la tâche que nous impose l’attitude sceptique est autrement plus ardue : il s’agit de demeurer suspicieux par rapport à sa propre tendance à adhérer trop rapidement et trop résolument à ce qui peut sembler à vue d’oeil convaincant. Ainsi devons-nous cultiver une certaine méfiance par rapport à nos propres prétentions à la vérité. C’est que la pensée critique passe d’abord et surtout par l’autocritique. Pour Montaigne, en effet, le scepticisme n’est pas une doctrine, mais un ethos, un tempérament philosophique qui, nous obligeant à une certaine prudence intellectuelle, nous protège contre notre propension à préférer le confort de la certitude aux efforts de l’introspection. En faisant du « Que sais-je ? » son mantra philosophique, Montaigne nous invite en quelque sorte à revoir nos attentes envers nous-même à la baisse. Car c’est précisément notre prétention qui, selon lui, nous rend bêtes : « Est-il rien d’aussi déterminé, résolu, dédaigneux, contemplatif, sérieux, grave que l’âne ? » Nul besoin de préciser qu’un tel scepticisme est à mille lieues des appels malhonnêtes au « doute » de nos « libres penseurs » qui, aujourd’hui, prétextent et cooptent le discours sceptique pour mieux dissimuler leurs propres dogmes.

De là l’importance de la règle 4 : bien choisir son interlocuteur. Évidemment, le tango dialectique se danse à deux. Même le plus grand « conférencier » ne pourra rien devant un entêté : « il est impossible de traiter de bonne foi avec un sot », puisque la plus grande sottise relève moins de l’ignorance que de l’obstination. Nous n’avons donc pas à convertir les esprits obtus, ou à « aller prêcher le premier passant et régenter […] la sottise du premier rencontré ». Plutôt, il nous faut éviter à tout prix « le pédant », le pire sot qui soit selon Montaigne. C’est que le pédant, dont l’arrogance est à l’opposé de l’humilité préconisée par l’auteur des Essais, cherche uniquement à faire effet en paradant son savoir et en nous étourdissant d’artifices rhétoriques. Il n’a que faire de la vérité : le sujet débattu n’est qu’un prétexte. Mais cette « lourde tête » n’a de la sagesse que l’apparat : il n’est pas en quête de savoir, mais de reconnaissance et de pouvoir, et nous n’avons donc rien à attendre de lui. Il y a une certaine sagesse à pouvoir non seulement reconnaître un bon interlocuteur, mais, surtout, à savoir reconnaître les loups sophistiques déguisés en brebis philosophiques : « J’aime à contester et à discourir, mais c’est avec peu d’hommes, et pour moi : car de servir de spectacle aux grands et faire à l’envi parade de son esprit et de son caquet, c’est un métier très malséant pour un homme d’honneur. »

Il va sans dire que l’ouverture et l’humilité ici préconisées sont aussi difficiles que rares, et Montaigne lui-même avoue ne pas toujours en être à la hauteur : « Quand la dispute est trouble et déréglée, je m’attache à la forme avec dépit et sans mesure, et je me jette dans une façon de débattre têtue, malicieuse et impérieuse dont j’ai à rougir après coup. » Cela étant, l’éthique de la discussion montanienne pourrait peut-être servir de correctif au climat toxique tant décrié aujourd’hui : non pas en vue d’aplanir toute différence d’opinions en cherchant à tout prix la concorde ou le juste milieu, mais en vue de nous apprendre à mieux vivre avec nos désaccords. En effet, notre problème actuel ne tient pas à la présence de convictions politiques contradictoires dans l’espace public : après tout, les sociétés démocratiques se distinguent justement par leur volonté de créer une sphère publique de « conférence » qui puisse permettre et même encourager le choc d’idées contraires. Notre problème tient plutôt à une incapacité d’envisager le débat démocratique comme autre chose qu’une lutte sans merci.

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