Décloisonner la philosophie pour la démocratie

Pour John Dewey, l’opposition entre une culture classique humaniste et une culture professionnelle pratique est vicieuse, car elle reproduit les inégalités sociales.
Illustration: Tiffet Pour John Dewey, l’opposition entre une culture classique humaniste et une culture professionnelle pratique est vicieuse, car elle reproduit les inégalités sociales.

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

Ces derniers temps, tout s’accélère pour le monde de l’éducation au Québec. La réforme pilotée par le ministre Bernard Drainville prévoit la création d’un Institut national d’excellence en éducation (INEE), l’émasculation du Conseil supérieur de l’éducation (CSE) et l’abolition du Comité d’agrément des programmes de formation à l’enseignement (CAPFE). Cette réforme concourt, de près ou de loin, à repenser le rôle de la formation générale des élèves et des enseignants.

À l’heure où les cours obligatoires de la formation générale du collégial sont jugés « inintéressants », « plats » et manquant de flexibilité par la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ), il faut relire John Dewey, philosophe dont la pensée et la renommée furent pourtant remises en question le 4 octobre 1957.

Quel événement mondial a eu lieu à cette date ? Premier indice : il n’est pas américain, mais soviétique, et c’est là tout le drame. Deuxième indice : sa seule fonctionnalité était d’émettre un « bip » sur une fréquence radio. Il s’agit de Spoutnik !

Ce texte est publié via notre section Perspectives.

La mise en orbite du premier satellite humain autour de la Terre est une véritable prouesse scientifique et technique qui inaugura le début de la conquête spatiale, mais cela fut aussi vécu aux États-Unis comme un traumatisme politique. Comparé par la presse de l’époque à un « Pearl Harbor » technologique, il prouvait, selon elle, que les Soviétiques possédaient la technologie nécessaire pour envoyer un missile nucléaire sur le continent américain.

Une question prit rapidement de l’ampleur : comment en était-on arrivé là ? Qu’est-ce qui avait manqué dans le système éducatif américain pour rater ce rendez-vous historique ? Selon l’historien Hyman Rickover, la presse conservatrice accusa alors l’école progressiste, coupable de ne pas donner aux élèves une culture scientifique et littéraire assez solide. On lui reprocha un manque de rigueur intellectuelle dans ses méthodes et ses programmes d’enseignement.

Particulièrement, le chef de file de cette éducation progressiste, John Dewey, fut critiqué. « La clameur qui s’enflait déjà contre le système éducatif devint un vacarme assourdissant. Le tollé fut général : le président, le vice-président, les amiraux, les généraux, les croque-morts, les épiciers, les cireurs de chaussures, les bootleggers, les agents immobiliers, les racketteurs, tous gémissaient parce que nous n’avions pas, nous aussi, un morceau de métal en orbite autour de la Terre, imputant cette tragédie aux sinistres disciples de Dewey qui avaient conspiré pour empêcher le petit Johnny d’apprendre à lire », écrivent Douglas Miller et Marion Nowak dans The Fifties: The Way We Really Were (1977).

En 1958, le gouvernement adopta le National Defense Education Act, destiné à augmenter le financement des écoles pour les programmes des savoirs fondamentaux. Retour à la culture classique et sérieuse. Et ce fut la fin d’une époque d’innovations pédagogiques et d’expérimentations éducatives aux États-Unis. Le nom de John Dewey tomba alors dans l’oubli pour de nombreuses décennies.

En couverture du Time

 

John Dewey, c’est ce philosophe dont l’historien H. S. Commager a écrit en 1950 que « pendant une génération, aucune question majeure n’a été clarifiée avant que M. Dewey ait parlé ». Et en effet, peu de philosophes peuvent se vanter d’avoir eu leur photo sur un timbre-poste américain ou sur la couverture du magazine Time. Telles ont été la renommée et l’influence de ce professeur de philosophie de l’Université Columbia.

John Dewey est né l’année où les Américains forent leur premier puits de pétrole (1859) et meurt l’année où l’armée teste pour la première fois la bombe à hydrogène (1952). Ces deux événements historiques nous permettent d’imaginer l’ampleur des avancées techniques réalisées durant cette période, ainsi que les bouleversements sociétaux qui en découlent. Il fut ainsi un professeur de philosophie au moment où la société américaine et son système éducatif évoluaient à toute vitesse.

Profondément démocrate, John Dewey croyait en l’éducation pour former une société nouvelle, plus juste envers chacun et plus créative pour permettre à chacun d’être libre et heureux. L’éducation était pour lui le moteur de cette révolution démocratique, à condition qu’elle soit accessible à tous et à toutes.

Et c’est pourquoi en 1935, lors d’une émission de radio, il s’en prend violemment aux classes dirigeantes du pays qui auraient, selon lui, empêché l’éducation de produire cette égalité des chances dont la démocratie a tant besoin. « Les études indispensables à la production des compétences et de l’intelligence dont la société a besoin ont été éliminées. […] Cela est dû à la dépression [économique] d’un côté, et de l’autre, au contrôle exercé par la petite classe qui représente la partie la plus parasitaire de la communauté et de la nation, ceux qui vivent de la rente, des intérêts et des dividendes », écrit-il en 1935 (The Teacher and the Public).

Cela explique pourquoi, encore en 2005, l’hebdomadaire conservateur Human Events classe l’ouvrage majeur de John Dewey, Democracy and Education, en cinquième position parmi les 10 livres les plus dangereux publiés durant les 200 dernières années, avant même le Capital de Karl Marx.

La place de la culture

 

Mais faut-il voir en lui un pédagogue féru d’expérimentations pédagogiques, prêt à brûler les ouvrages classiques pour laisser tout un chacun choisir la culture qu’il souhaite acquérir selon ses propres désirs ? Peut-on opposer aussi frontalement les pédagogues libéraux, progressistes, aux gardiens conservateurs de la culture classique ? Les choses ne sont pas si simples…

Tout d’abord, la culture dite classique n’est pas pour John Dewey un stock de savoir en dépôt, mais un héritage d’expériences humaines qui doit sans cesse être réexaminé et reconstruit par la société actuelle en fonction de ses interrogations et de ses attentes. Ces expériences passées ne sont utiles que si elles permettent d’affronter les problèmes d’aujourd’hui et de construire les désirs de l’avenir.

À ce titre, la culture enseignée par les cours de la formation générale est une bibliothèque invisible indispensable, car sans elle, l’humanité n’aurait aucune mémoire, et donc aucun moyen pour comparer et comprendre ce qu’elle affronte actuellement par rapport aux problèmes rencontrés par le passé.

Ensuite, la culture n’est pas pour John Dewey l’organisation a priori des savoirs selon un certain ordre divin ou immuable, ordre que devrait refléter le programme scolaire. En effet, notre expérience vécue crée pour chacun d’entre nous une zone personnelle d’intérêts, de désirs et de passions pour certains objets ou pratiques culturels. C’est là notre point de départ pour apprendre, et cette zone est destinée à croître en fonction de la stimulation que nous recevons à l’école. Si l’enseignant parvient à connaître la culture de son étudiant, il pourra alors, peu à peu, l’emmener à l’extérieur de sa zone de confort pour lui permettre de découvrir de nouvelles choses.

Ainsi, la culture classique des cours obligatoires au collégial est indispensable à l’épanouissement des étudiants. Mais ni liste, ni ordre de lecture, ni méthode de transmission ne peuvent légitimement se figer en seules garantes de cette culture.

La liberté et le programme

 

Faut-il alors dépoussiérer les programmes de la formation générale datant de 1993, comme le propose la FECQ dans un mémoire présenté à la commission des affaires collégiales l’an dernier ? Et proposer, comme certains, de lancer une nouvelle commission Parent ? John Dewey serait sûrement favorable à cette idée. Toutefois : réformer, oui, mais dans quel but ?

En effet, il faut se méfier de l’idée selon laquelle la culture classique ne serait souhaitable que pour certains. Les bien-nés, ceux et celles que cela intéresse et qui ont le temps et l’argent pour se cultiver. Et qu’on laisse les autres tranquilles ? John Dewey sera là pour rappeler que l’opposition entre une culture classique « humaniste » et une culture professionnelle « pratique » est vicieuse à plus d’un titre, car elle reproduit une opposition sociale. « Notre conception de la culture est encore teintée par l’héritage de la période de l’isolement aristocratique d’une classe de loisirs — loisirs qui signifient le soulagement de la participation à l’oeuvre d’un monde du travail », écrit-il dans The Educational Situation (1901).

Or, reproduire ces inégalités sociales et culturelles dès le collégial en rendant optionnelle cette culture classique risque de fracturer encore plus une société déjà fragmentée. Mais si, au contraire, on décidait de promouvoir une véritable culture démocratique, alors décloisonner les cours obligatoires du collégial pour les ouvrir à de nouveaux sujets, à de nouveaux auteurs et à de nouvelles méthodes pédagogiques permettrait de mieux partager les expériences de chacun, entre égaux. Cet effort, nous le savons, est exigeant, mais il s’agit du prix même que l’éducation doit à la démocratie pour « l’établissement d’un héritage commun, d’un travail commun, d’un destin commun », fait valoir Dewey.

Pour lui, il faut donc faire le pari d’ouvrir l’éducation à une culture la plus commune à tous et à toutes, entre nous vivants, mais aussi avec les morts du passé et les pas-encore-nés du futur. Ainsi, le pari de John Dewey nous pose au fond une seule question : que connaissons-nous qui vaut la peine d’être partagé avec ceux et celles qui étaient là 1000 ans avant nous et ceux et celles qui seront là 1000 ans après nous ?

C’est ce genre de décloisonnement que nous nous proposons d’explorer cet été à la Société de philosophie du Québec. Du 5 au 8 juin, au cégep de Limoilou, à Québec, nous invitons tous ceux et celles qui le souhaitent à venir réfléchir avec nous sur la formation générale au cégep, sur la place de la culture et de la philosophie au sein du collégial et sur l’avenir démocratique de l’éducation.

Des suggestions ? Écrivez à Robert Dutrisac : rdutrisac@ledevoir.com



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