Décider de la dernière scène du théâtre de notre vie

Pour Ronald Dworkin, quelqu’un dont la mémoire est dégradée par la maladie n’est jamais complètement étranger à lui-même.
Illustration: Tiffet Pour Ronald Dworkin, quelqu’un dont la mémoire est dégradée par la maladie n’est jamais complètement étranger à lui-même.

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

Le 16 février dernier, la ministre Sonia Bélanger a déposé le projet de loi 11 à l’Assemblée nationale. Si la loi est adoptée comme prévu, elle permettra aux personnes qui vivent avec le diagnostic d’une maladie menant à l’inaptitude, comme la maladie d’Alzheimer, de formuler une demande anticipée d’aide médicale à mourir (AMM). Alors que des figures majeures de la lutte québécoise en faveur de la demande anticipée accueillent ce projet de loi avec soulagement, d’autres voix s’élèvent pour exprimer leur inquiétude face à l’idée que des personnes devenues inaptes puissent recevoir un soin aussi irréversible et sans appel que celui de l’aide médicale à mourir.

Au-delà des problématiques éthiques et juridiques, la réflexion sur le consentement anticipé met en jeu différentes conceptions relatives à la nature de l’identité personnelle et soulève certaines des questions d’ordre philosophique et métaphysique les plus fondamentales. Qu’est-ce qui fonde notre identité personnelle ? Est-ce simplement notre corps biologique ? Est-ce plutôt la relation mémorielle que nous entretenons avec la personne que nous avons été à travers les diverses époques de nos vies ? Est-ce le récit narratif qu’à rebours nous pouvons tisser de la trame de nos existences ? Est-il légitime de permettre aux personnes autonomes que nous sommes aujourd’hui de décider du sort des personnes inaptes que nous serons devenues demain ?

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Ce texte est publié via notre section Perspectives.

Si l’on aspire à une compréhension plus fine des enjeux relatifs aux demandes anticipées, nous aurions tort de négliger ces questions difficiles et abstraites, mais cruciales. Ces interrogations sont justement prises à bras-le-corps dans le livre Life’s Dominion. An Argument about Abortion, Euthanasia, and Individual Freedom, publié en 1993 par l’un des plus influents philosophes de la morale, de la politique et du droit des 50 dernières années, Ronald Dworkin (1931-2013).

Intérêts critiques

 

Selon Dworkin, malgré les hésitations, les égarements et les changements de cap qui jalonnent une vie, la plupart des gens vont chercher à lui donner un sens et une direction générale. Nous ne vivons pas en sélectionnant au hasard, et au gré de nos envies changeantes, les expériences, les réalisations, et les relations significatives dans lesquelles nous nous investirons. Lorsqu’à la croisée des chemins, nous faisons face à un ensemble d’options possibles, nous préférons le plus souvent celle qui nous semble la plus en phase avec nos valeurs profondes.

Pour rendre compte de ces intérêts qui dessinent un fil directeur dans nos vies, qui confèrent une cohérence d’ensemble à nos choix et font de notre vie ce que les philosophes, depuis l’Antiquité, appellent « une vie bonne » , Dworkin a forgé le concept d’intérêt critique. Ces intérêts critiques se distinguent des intérêts purement « expérientiels », intimement liés à l’expérience de sensations et au bien-être. Les intérêts expérientiels que nous poursuivons nous motivent à rechercher des expériences positives qui agrémentent notre quotidien. Ils sont certes importants, au sens où une vie qui en serait entièrement privée serait nettement moins heureuse et satisfaisante. Mais ils ne structurent pas nos vies de manière aussi déterminante que le font nos intérêts critiques. Les intérêts expérientiels sont ceux qui apportent du bien-être à nos vies, alors que nos intérêts critiques sont ceux qui lui donnent un sens.

La notion d’intérêt critique de Dworkin s’inscrit dans la conception narrativede l’identité personnelle qu’il a développée. Suivant cette conception, une personne demeure la même au fil du temps, et cela même si la maladie a altéré sa personnalité, sa mémoire et sa conscience d’elle-même. Même si la personne affectée d’une telle maladie a perdu la capacité de se raconter, elle n’est pas entièrement disparue. Seulement, son identité a en quelque sorte cessé d’être mise à jour. Pour Dworkin, bien qu’une maladie qui affecte la mémoire et l’aptitude entraîne chez la personne un oubli des intérêts critiques qui étaient les siens et des valeurs profondes qui orientaient ses choix, elle ne les rend pas pour autant caducs.

Les objections

 

Tous ne sont pas d’accord avec cette conception. Par exemple, pour les partisans de la conception psychologique de l’identité personnelle, qui apparaît pour la première fois sous la plume du philosophe John Locke, au XVIIe siècle, et que l’on retrouve de nos jours chez Rebecca Dresser et Derek Parfit, c’est essentiellement la mémoire qui fonde l’identité personnelle, en reliant les perceptions de mon moi présent aux souvenirs de mon moi passé. Ce sont en effet ce qu’ils appellent les « connexions psychologiques » que je parviens à tracer entre les différentes époques et expériences de ma vie qui me permettent de dire que je suis bien une seule et même personne à travers le temps.

Suivant cette conception opposée à celle de Dworkin, une personne qui a perdu la mémoire ne peut plus être considérée comme étant la même personne que celle qu’elle était auparavant. Elle est une autre, une étrangère.Ainsi, de la même manière qu’il est moralement inacceptable de laisser n’importe quel étranger (ou tierce personne, expert ou professionnel) décider de notre propre sort, il est moralement inacceptable d’observer sans hésitation une demande anticipée d’aide médicale à mourir rédigée par le « moi antérieur » que nous étions. Comme le revendique Dresser, seuls les intérêts expérientiels actuels (ce qui est dans le « meilleur intérêt » présent) devraient guider le choix du traitement médical à prodiguer.

Pas étrangers à nous-mêmes

Pour un philosophe comme Dworkin, une maladie qui affecte et dégrade les capacités mémorielles ne nous rend jamais complètement étrangers à nous-mêmes. Pourquoi préparons-nous des testaments et réglons-nous des préarrangements funéraires ? Pourquoi signons-nous par avance un formulaire de refus de traitement en prévision d’un accident ?

Pourquoi a-t-on l’intuition forte que nos intérêts seraient lésés si, après notre mort, plutôt que d’offrir notre corps à la science comme souhaité, notre famille l’envoyait directement au crématorium ? Pourquoi avons-nous le sentiment qu’un tort nous serait alors fait, même si nous ne sommes plus là pour constater que nos dernières volontés ont été ignorées ?

Selon Dworkin, c’est précisément parce que nous avons des intérêts critiques que nous avons à coeur que les décisions qui seront prises à notre sujet après notre mort traduisent le plus fidèlement possible les valeurs qui nous définissaient. C’est aussi parce que nous avons des intérêts critiques qui survivent à notre inaptitude (et qui survivent même à notre inconscience, si par malheur un accident nous fait sombrer dans le coma) que plusieurs ont à coeur de rédiger leurs volontés anticipées.

Des amendements

 

Pour Dworkin, que la dernière scène du théâtre de notre vie se déroule conformément aux principes phares qui l’ont guidée est une question d’intégrité. C’est ce même principe de base qui donne sa justification morale au refus et à l’arrêt de traitement, et qui exige que nous puissions formuler une demande anticipée d’aide médicale à mourir. Faire fi des intérêts critiques de la personne devenue inapte reviendrait à conclure le dernier mouvement d’une symphonie sur une fausse note, à brosser un coup de pinceau de travers sur la toile de sa vie.

Dworkin accorderait donc globalement son appui au projet de loi 11. Mais il proposerait auparavant de lui apporter trois amendements. D’abord, il suggérerait de rayer le mot « demande » du projet de loi, pour lui substituer celui de « directives » anticipées. Ces directives anticipées d’AMM devraient, selon lui, avoir une force exécutoire. C’est d’ailleurs ce que revendiquait récemment la porte-parole de l’Association québécoise pour le droit de mourir dans la dignité, Sandra Demontigny, elle-même atteinte d’une forme précoce et héréditaire de la maladie d’Alzheimer.

Ensuite, pour Dworkin, l’application de la demande anticipée devrait pouvoir arriver plus tôt que ne le prévoit la loi 11. Si souhaité, l’AMM devrait pouvoir être offerte au stade modéré de la maladie, alors que le fil des souvenirs qui nous lient à notre passé et à ceux que l’on a aimés commence à s’étioler et que l’on n’a plus que de brefs éclairs de contacts avec son passé et nos proches et cela, même si nous ne vivons pourtant pas encore une souffrance constante et insupportable. À vrai dire, pour Dworkin, la demande anticipée d’aide médicale à mourir devrait même pouvoir être appliquée dans la phase potentielle de ce qui est parfois appelé la « démence heureuse ».

Enfin, il n’est pas certain que le philosophe réserverait exclusivement la demande anticipée d’AMM aux personnes qui ont déjà reçu le diagnostic d’une maladie menant à l’inaptitude, comme le prévoit le projet de loi. Dans la mesure où d’autres facteurs sont susceptibles d’entraîner l’inaptitude, notamment les fortes doses de médications ingérées pour apaiser les douleurs causées par les cancers et les maladies respiratoires ou cardiaques irréversibles, il devrait être envisageable de signer une demande anticipée d’aide médicale à mourir à partir du moment où l’on souffre d’une maladie grave et incurable, même si elle n’entraîne pas, à elle seule, l’inaptitude au consentement. Peu importe la nature de la maladie dont nous souffrons, dans les moments d’extrême fragilité, nous devrions pouvoir compter sur nos volontés anticipées pour relayer nos revendications lorsque notre voix sera affaiblie au point de devenir inaudible.

Des suggestions ? Écrivez à Robert Dutrisac : rdutrisac@ledevoir.com. 



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