Philippe Aubert de Gaspé fils et les ruses de la fiction

Illustration: Tiffet

Une fois par mois, Le Devoir de littérature, sous la plume d’écrivains du Québec, propose de revisiter à la lumière de l’actualité des oeuvres du passé ancien et récent de la littérature québécoise. Découvertes ? Relectures ? Regard différent ? Au choix. Une initiative de l’Académie des lettres du Québec en collaboration avec Le Devoir.

Il y a quelque temps, à La grande librairie, émission littéraire française, alors qu’elle venait tout juste de se voir décerner le prix Nobel de littérature, Annie Ernaux, celle qui a toujours voulu « écrire la vie », disait : « Je refuse le roman, et même l’autofiction. » Pour sa part, sous le titre « Ode à la fiction menacée », Odile Tremblay, dans les pages du Devoir du 3 décembre 2022, saluait la publication chez Gallimard, dans la collection Quarto, des neuf romans de Réjean Ducharme, en déplorant par ailleurs la prolifération des « écritures du réel », plus particulièrement de l’autofiction, craignant ainsi de voir se perdre « le sens de l’envol ».

Le conflit entre fiction et réalité n’est pas nouveau. Pendant tout le XIXe siècle, bien des romanciers, au Canada français et en France, n’ont cessé d’affirmer, à la manière d’Antoine Gérin-Lajoie dans l’avant-propos qu’il signait pour Jean Rivard, le défricheur (1874) : « ce n’est pas un roman que j’écris ». « Si quelqu’un est à la recherche d’aventures merveilleuses […], ajoutait Gérin-Lajoie, je lui conseille amicalement de s’adresser ailleurs. » Et on se souviendra que Balzac, à travers La comédie humaine, ambitionnait de faire concurrence à l’état civil…

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Publié quelques mois avant la rébellion des patriotes en 1837, L’influence d’un livre, de Philippe Aubert de Gaspé fils, est souvent présenté comme le premier roman québécois. L’auteur y marque lui aussi ses distances par rapport à la fiction en affichant un goût pour le réel. « J’ai décrit les événements tels qu’ils sont arrivés, m’en tenant presque toujours à la réalité, persuadé qu’elle doit toujours remporter l’avantage sur la fiction la mieux ourdie », écrit-il dans sa préface. Voilà bien identifiée la grande coupable, celle par qui le mal arriverait : la fiction. Elle n’est pas la seule à être prise à partie, il y a le style également, les « belles phrases fleuries » qui convenaient mieux aux « cours oisives de Louis XIV ».

Le « presque toujours » n’est pas sans intérêt ici puisque le roman de Philippe Aubert de Gaspé fils fait exactement ce qu’il prétend ne pas faire. C’est précisément là où il s’échappe, désobéit à la prudence qu’il s’était donnée comme règle, quand il consent plus ou moins consciemment à baisser la garde, que se trouvent sa vérité et son « envol », pour reprendre le mot d’Odile Tremblay. Seules concessions faites à l’imagination, prévient le romancier : le personnage principal, Amand, et le meurtrier. Mais ce sont là de sérieuses, de très sérieuses exceptions ! Cela étant, la fiction n’est-elle pas cet art qui crée l’exception, la reconnaît et l’expose ?

Rappelons l’intrigue principale de ce roman plutôt échevelé : Charles Amand, artisan de Saint-Jean-Port-Joli, la tête farcie de sa lecture sauvage d’un ouvrage de magie appelé Le Petit Albert, décide de se faire alchimiste. Le roman raconte ses mésaventures, tout en rapportant diverses légendes populaires où se mêlent fantastique et folklore.

Mario Vargas Llosa écrit dans La vérité par le mensonge (Gallimard, 1992) : « Au coeur de toutes [les fictions] flamboie une protestation. Celui qui les a imaginées l’a fait parce qu’il n’a pu les vivre, et celui qui les lit (ou les croit en les lisant) trouve en ces fantasmes les visages et les aventures dont il avait besoin pour accroître sa vie. C’est la vérité qu’expriment les mensonges des fictions : les mensonges que nous sommes, ceux qui nous consolent et nous dédommagent de nos frustrations et nostalgies. » Le personnage principal de L’influence d’un livre en fournit un exemple éloquent.

Dès l’ouverture, le roman présente Charles Amand comme un homme plus qu’ordinaire. Il vit au bas d’une colline dans une « misérable cabane », un « petit édifice presque en ruines », là où, semble-t-il, il aurait « éloigné [les] autres habitants afin de vaquer secrètement à des travaux mystérieux auxquels il avait dévoué sa vie ». L’homme serait « d’une taille médiocre » ; son vêtement, « celui des cultivateurs du pays ». Il aurait « un teint livide et pâle », un « oeil brun, presque éteint dans son orbite creuse ». Le narrateur conclut en affirmant que « tout son physique annonçait un homme affaibli par la misère et les veilles ».

Mais de quelles veilles s’agit-il ? De celles d’un homme qui se penche sur Le Petit Albert, livre de magie qu’il étudie minutieusement et avec lequel il croit trouver la recette pour transformer la vile matière en or. L’homme est alchimiste, un « chercheur de trésors », pour reprendre le titre nouveau que l’abbé Casgrain a donné au livre en l’éditant quelques années plus tard. Un alchimiste, certes, mais d’abord un lecteur.

L’influence de qui ? De quoi ?

Arrêtons-nous sur le titre initial. Être sous influence, c’est voir s’exprimer une force mystérieuse, suspecte, surnaturelle bien sûr, et pourquoi pas diabolique. Le mot « influence » est d’ailleurs proche d’« inflexion », d’« influx » (on parle d’influx nerveux) et il est associé au verbe « influer » qui renvoie à l’idée de couler (dans, sur), de s’insinuer dans. En latin médiéval, le mot « influentia », selon le Dictionnaire historique de la langue française, désignait le « flux provenant des astres et agissant sur l’action des hommes et des choses ».

Comment une censure (religieuse, sociale ou politique) aurait-elle pu supporter qu’une autre fiction que la sienne s’insinue dans la conscience des gens et lui fasse concurrence sur le plan de la séduction ? Chacun devait rester là où le sort l’avait fait naître, accepter la place qui était la sienne dans ce monde. « Pour qui te prends-tu ? » : qui n’a pas entendu cette réaction au moins une fois dans sa vie ?

Le diable, dans le roman de Philippe Aubert de Gaspé fils, c’est aussi le beau parleur de la légende de Rose Latulippe,ici rapportée, le grand séducteur, l’étranger, celui qui parle bien, qui s’adresse à sa proie avec des « phrases fleuries », qui n’est pas du même monde que chacun. C’est celui qui, comme Rodrigue Bras-de-Fer, autre légende ici rapportée, défie Dieu et le diable et qui, au retour de ce qu’il est convenu d’appeler « un terrible choc » subi dans « un lieu maudit » alors qu’il n’a pas pu « résister à tant d’émotions cruelles », apparaît telle une loque, plus misérable que celui qu’il était au point de départ. Le diable, en somme, est une métaphore de cette fiction même que certains auteurs canadiens du XIXe siècle croyaient devoir craindre.

Reconnaissons qu’une littérature nationale inaugurée par un roman intitulé L’influence d’un livre, qui montre l’importance de la lecture et affiche une foi dans l’impossible, c’est tout de même fascinant. Lorsqu’ils se défendent de vouloir faire un roman tout en en écrivant un, ne pourrait-on voir, chez les romanciers du XIXe siècle qui suivront Aubert de Gaspé fils, une ruse leur permettant de déjouer les censeurs qui déjà exerçaient leur pression sur une littérature ayant peine à naître ?

Science ou fiction ?

Charles Amand, ne l’oublions pas, est d’abord un lecteur. L’écrivain et universitaire Claude La Charité a raison de parler d’une « conversion » chez ce personnage. Après avoir multiplié les tentatives, qui se sont toutes révélées vaines en suivant les consignes du livre de magie, Charles Amand se tourne vers les ouvrages de sciences naturelles offerts par son futur gendre, et parmi ceux-ci vers le Dictionnaire des merveilles de la nature.

Le roman laissait présager un tel changement de cap. Le romancier, qui est un grand lecteur vu les références nombreuses qu’il glisse dans son livre, aurait en cours de route succombé aux charmes de la fiction, mais il devait se raviser. Dans sa préface, il prétendait ne s’en tenir qu’aux faits alors qu’il est bel et bien allé vers la fiction et, à la fin, comme si c’était là le but du roman, son personnage est devenu un homme tourné vers la science plutôt que vers la magie, sans renoncer pour autant au Petit Albert, « cet ouvrage qui a décidé du sort de sa vie ».

C’est dire que les deux approches — la fiction et la science — cohabitent dans le roman, tant sur le plan de l’écriture que sur celui de la lecture. Pour tout dire, elles seraient faites pour cohabiter. Elles seraient toutes deux des lieux indiqués pour l’âme, des sources d’étonnement.

Une méfiance qui perdure

On a pu lire dernièrement que l’Association québécoise pour la prévention du suicide (AQPS) prépare un guide des bonnes pratiques destiné aux auteurs de fiction. Le ministère de la Santé se fait complice d’une telle démarche et demandait récemment « aux professionnels du milieu scolaire de ne pas recommander le dernier roman jeunesse de l’auteur François Blais, qui aborde de “façon explicite” le suicide ». Une position qui est allée « un peu loin », de l’avis même du ministre de la Santé, Christian Dubé.

Mais pourquoi craindre la fiction ? Qu’est-ce qui dans le geste de raconter suscite tant de méfiance ? De peur et même de répulsion ? Pourquoi ne pas prendre un roman pour ce qu’il est ? On pourrait retourner la question et se demander ce qui, dans « les écritures du réel », crée un semblable soupçon. Ce sont elles, ces « écritures du réel », qui ont montré ce que certains groupes dominants ne voulaient pas voir ou entendre, ce que cela voulait dire être femme, fatigué, juif, noir, homosexuel, émigré, sidéen, autochtone, et même intellectuel, quand ce n’était pas ou n’est encore pas convenable d’être ce que l’on est vraiment.

En somme, toute fiction dit que nul ne peut être sûr de la place qu’il occupe. Toute fiction parle de légitimité, du droit d’exister. « Inventer le monde » ou « le subir sans cesse », dirait Odile Tremblay.

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L’influence d’un livre

Philippe Aubert de Gaspé fils, Bibliothèque québécoise, Montréal, 1995, 160 pages



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