Le tour de l’île de Jacques Ferron

Jacques Ferron, fils d’un notaire organisateur pour le Parti libéral, frère de Marcelle, peintre signataire du manifeste Refus global, conçoit la politique, comme l’art, comme une part essentielle de l’être-au-monde.
Photo: Tiffet Jacques Ferron, fils d’un notaire organisateur pour le Parti libéral, frère de Marcelle, peintre signataire du manifeste Refus global, conçoit la politique, comme l’art, comme une part essentielle de l’être-au-monde.

Une fois par mois, sous la plume d’écrivains du Québec, Le Devoir de littérature propose de revisiter à la lumière de l’actualité des oeuvres du passé ancien et récent de la littérature québécoise. Découvertes ? Relectures ? Regard différent ? Au choix. Une initiative de l’Académie des lettres du Québec en collaboration avec Le Devoir.

Nous sommes en 1965, au milieu d’une décennie effervescente. Le roman La nuit, de Jacques Ferron, paraît chez Parti pris, revue nationaliste de gauche et maison d’édition. Le roman québécois fait alors sa marque, avec Hubert Aquin, Réjean Ducharme, Marie-Claire Blais. Né à Louiseville en 1921, Ferron est leur aîné. Pourquoi le relire aujourd’hui ? Écrivain, médecin, Jacques Ferron fut un passionné de politique, et son récit nous plonge dans une époque en continuité avec notre actualité… insulaire.

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Ce texte est publié via notre section Perspectives.

Le 3 octobre 2022, la victoire de la Coalition avenir Québec (CAQ) a fait éclater le bipartisme. Quatre formations se partagent l’opposition : un parti historique en déroute, un parti de gauche, un parti indépendantiste et un parti de droite. Le Québec est fragmenté. Le 8 octobre, The Economist titre son article sur nos élections : « Isolé mais non indépendant ». Le Québec, demande-t-il, « est-il dedans ou dehors (in or out) ? » La réponse suit : « Les Québécois veulent un gouvernement provincial furieusement [fiercely] nationaliste dans un Canada uni ». Aux yeux du magazine, le Québec apparaît comme une île contradictoire.

Insularité

Mi-conte, mi-roman, La nuit tient en un aller-retour entre la Rive-Sud et Montréal, par le pont Jacques-Cartier. À moi qui ai vécu mon enfance à moins d’un kilomètre de ce pont, ce récit m’a révélé ma situation dans le monde. L’insularité est son sujet. Le personnage-narrateur, François Ménard, gérant d’une succursale bancaire, est réveillé une nuit par un coup de téléphone. Un certain Frank, qu’il considérait comme « mort », insiste pour le voir, à Montréal.Ménard prend un pot de confiture confectionnée par son épouse, Marguerite, et part à la rencontre de ce « Diable », qui parle l’anglais de Cambridge. L’Angleterre, n’est-ce pas, surgit inopinément dans notre univers, tel, récemment, le roi Charles III.

Les motifs de Ménard sont d’ordre personnel, existentiel. Il veut « savoir ce qu’est la nuit », retrouver son « âme ». En dix minutes à pied, il rejoint le stand de taxi où veille un chauffeur, Alfredo Carone. Le conte est crypté, comme un rêve : Caron est le patronyme de la mère de Ferron, Charron est le passeur des enfers. Comme dans un rêve aussi, le trajet, ascensionnel, est sans obstacles : la rue « s’allongeait en une avenue qui, sans se presser et serpentant avec des détours dans l’ombre et des retours à la vue, montait vers la ville illuminée, traversait le pont, montait jusqu’au sommet du Mont-Royal ».

Dans le même mouvement, l’écriture convoque le grand contexte occidental : Faust (Marguerite, le diable, l’âme perdue) ; Kafka (le prénom, le rêve éveillé, la topographie) : « Le Château s’élevait électriquement […]. C’était la première fois que j’y étais invité. J’allais à contre-courant de toutes mes nuits passées. »

Altérité

De sa banlieue-dortoir, voilà Ménard arrivé dans l’île de l’altérité. Dès qu’il y met le pied, un violent coup de poing remonte du passé quand Frank, un grand « six pieds trois pouces », le toise « de haut, de très haut », « au milieu de la rue », comme il lui était apparu, « vingt ans auparavant », quand il gisait sur le trottoir, à la suite d’une émeute. Ménard, sympathisant communiste, participait à une manifestation contre la fondation de l’OTAN (1949). Frank s’y trouvait comme haut gradé de la police. Amené au poste de police, le narrateur avait par la suite été traduit en justice. Au cours d’un procès parodique, il niera posséder sa carte du Parti communiste.

Ménard a oublié le Parti, le rideau de fer et l’OTAN, épousé une Gaspésienne et s’est transformé en notable de banlieue. Ayant grimpé les échelons de la Majestic Bank, il s’est quelque peu enrichi et est parvenu au plafond assigné aux francophones par la hiérarchie financière (montréalaise). Son escapade noctambule ranime, in situ, son insoumission, son ressentiment, sa protestation. Jamais il n’a cessé d’être « communiste » (au sens où il entend ce mot).

Montréal est une île, certes. Une métropole, un melting-pot, un creuset culturel, une place financière : île au sens propre et figuré. Les élections de 2022 le confirment. « La CAQ demeure exclue [shut out] de la métropole », dit l’article cité plus haut. Le Québec est isolé, mais Montréal « est vraiment [truly] une île », un noyau puissant, entouré de « couronnes » qui ne lui ressemblent pas. Le Québec apparaît comme un « objet fractal » : le motif de l’insularité s’y observe à différentes échelles. Montréal est de plus un champ de bataille linguistique. Si la submersion est toujours une possibilité de la condition insulaire, la menace, dans le cas du Québec, vient du noyau intérieur, autant que de l’extérieur.

Dans son songe éveillé, notre quadragénaire éprouve, contre toute attente, de la curiosité à l’égard des états d’âme de son vis-à-vis anglophone. « Neveurmagne [sic] son métier, [c’est] un homme plutôt sympathique », dit-il. Qui est donc ce Frank ? On sait que le personnage doit beaucoup à un avocat, spécialiste en droit constitutionnel à McGill, poète, traducteur d’Anne Hébert, membre du NPD : Frank R. Scott (1899-1985), que Ferron a connu dans les milieux socialistes. Fils d’un « pasteur anglican qui, en toute sérénité, écrivait des vers au milieu de la tranquillité québécoise », il a grandi, isolé, à l’ombre de la citadelle de Québec.

Ferron, qui a rompu avec le Nouveau Parti démocratique (NPD) et fondé le parti Rhinocéros en 1963 pour parodier le fédéralisme, est bien au fait de l’existence d’îlots anglophones dans l’île québécoise. Il est aussi un lecteur avisé de la poésie anglo-canadienne. La poésie est un pont. Mais l’anglais des poèmes cités n’est pas toujours traduit, créant significativement l’absence d’un… pont.

Les ponts

Ménard fait don de sa confiture à Frank, qui s’en réjouit : « Ma mère aussi la faisait. Quand j’y goûterai, mon enfance revivra… vous pensez à Proust, n’est-ce pas ? » Un dialogue s’amorce, entre gentlemen. La confiture est un pont, sensoriel, culturel. La littérature en est un autre. Mais Frank déclare, un peu mesquinement nous semble-t-il, que c’est Samuel Butler (1835-1902), et non Proust, qui a « le premier » découvert le mécanisme de la mémoire involontaire. Il récite un poème de Butler sur Montréal, que le narrateur ignorait. « Nous n’existons donc pas pour vous ? » lui reproche-t-il. Les relations sont grinçantes. Two solitudes

Ils marchent vers l’Alcazar, « petit hôtel particulier transformé en maison de passe ». Là-bas, une femme, Barbara, rappelle au narrateur sa « mère cadette », expression qui désigne la propre mère de Ferron, morte de tuberculose à 32 ans quand il avait 10 ans. L’écrivain fusionne avec son narrateur, qui retrouve son « âme », son moi, son enfance, « une rivière », dit-il, évoquant forêts, clochers, « mitaines » anglicanes, succession de « petits pays compartimentés » qui forment la « pyramide » du pays de Maskinongé, délimitée par trois cours d’eau. La quête personnelle est satisfaite. Le problème initial demeure : « il me restait aussi à comprendre Frank », constate Ménard. Or il n’y parviendra jamais : Frank est mort pendant qu’il était avec Barbara, « sans diagnostic », peut-être des suites de la dégustation des confitures.

Chute de la nuit, ce « marché de dupes ». Carone réapparaît. D’origine sicilienne, il joue le rôle d’adjuvant. Le retour est dysphorique. Le pont Jacques-Cartier, remarque Ferron, comporte deux parties, celle qui débouche sur Montréal étant pourvue d’arches. « En aval la perspective était différente, bouchée par l’impasse de la campagne toute proche où, des derniers lampadaires aux premières étoiles, les champs vagues, les broussailles, les bosquets, les nuages formaient avec les ténèbres un énorme fouillis, le cloaque auquel se rattachait, dans les demeures furtives et retirées de chaque côté de la rue, le repos des classes laborieuses assommées de fatigue […] » Côteau Rouge, Ville Jacques-Cartier, le territoire médical du docteur Ferron apparaît, par projection, comme une île ténébreuse.

Dans un carnet, Ménard trouvera, post mortem, des propos ambigus de Frank sur les Québécois, appelés « Canadiens français ». Marchant, à l’aube, vers son domicile, il surprend un inconnu peignant « un poteau indicateur » : le « premier Effelquois ». Il retourne à la banque.

Ce n’est pas encore la fin. Des bombes éclatent dans les boîtes à lettres de Postes Canada. Devenu membre du Parti québécois (PQ), mêlé à la crise d’Octobre (1970), Ferron publie en 1972 une version « corrigée » de La nuit : Les confitures de coings. Il y « congédie » Frank, sans réconciliation.

En octobre 2022, la vague caquiste isole les anglophones du Montreal Island et isole le Parti libéral. L’île dans l’île dans l’île… Cette structure logique, topologique, est un pont. Vue de ce pont, la vague caquiste peut être reliée, par l’imagination, aux aspirations inassouvies du citoyen Ménard. On peut imaginer que le « nouveau » Parti conservateur ne lui est pas étranger, lui qui a été « nationaliste, créditiste ». Les idéaux égalitaires, qui demeurent ses valeurs, sont maintenant représentés par Québec solidaire (QS), parti étroitement lié à Montréal.

Le récit de 1965 se termine sur la volonté de libérer « le pays », qui donnera naissance au Parti québécois. Ces continuités ne sont pas artificielles. Jacques Ferron, fils d’un notaire organisateur pour le Parti libéral, frère de Marcelle, peintre signataire du manifeste Refus global, conçoit la politique, comme l’art, comme une part essentielle de l’être-au-monde. De l’être-au-monde… masculin. Mais c’est un autre sujet. Son récit, malgré cette oeillère, n’a pas vieilli.

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La nuit

Jacques Ferron, Parti pris «Paroles », no 4, Montréal, 1965, 134 pages. N.B. Réédité en format poche à plusieurs enseignes, La nuit est maintenant épuisé. On trouve le roman en bibliothèque. Avis aux éditeurs, aux ayants droit.



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