Le dernier et le premier homme

Il y a 125 ans, Félix-Gabriel Marchand devenait premier ministre du Québec.
Illustration: Tiffet Il y a 125 ans, Félix-Gabriel Marchand devenait premier ministre du Québec.

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.

Premier ministre du Québec de 1897 à son décès en 1900, Félix-Gabriel Marchand est plutôt effacé de notre mémoire collective. Peut-être parce qu’il était déjà considéré par plusieurs, de son vivant, comme un homme politique d’un autre temps ; un lettré, reconnu pour sa droiture, au milieu de politiciens de plus en plus hommes d’affaires. Ce portrait est sans doute à nuancer. Quoi qu’il en soit, Marchand a presque engendré une première« Révolution tranquille », comme l’avançait le politologue Gérard Bergeron à la fin du XIXe siècle.

Le 1er octobre 1900, une foule alors estimée à plus de 5000 personnes participe aux obsèques du premier ministre Marchand, décédé quelques jours auparavant. À la basilique Notre-Dame de Québec, c’est l’archevêque de Montréal, Paul Bruchési, qui est chargé de faire l’oraison funèbre du défunt.

À lire aussi

Ce texte est publié via notre section Perspectives.

En en appelant à sa « franchise d’évêque », le prêtre ponctue son hommage de quelques notes discordantes. Tout le monde comprend que Mgr Bruchési marque de nouveau sa dissidence face aux projets du premier ministre sur la modernisation de l’éducation au Québec, que le prélat a vaillamment réussi à battre en brèche. Imaginez donc : un ministère de l’Instruction publique dépendant de la politique ! Pendant l’oraison, la colère monte chez le gendre de Marchand, le sénateur Raoul Dandurand, qui passe près, du moins selon l’historien Robert Rumilly, de faire un esclandre en pleine église.

Chose certaine, des décennies plus tard, Dandurand écrira dans ses mémoires : « Pour me servir des termes mêmes de Sa Grandeur, je dois à ma franchise de citoyen de dire que, le projet de loi de Marchand n’affectant nullement les droits et prérogatives de l’Église, il eût été séant pour Sa Grandeur de ne pas empiéter sur un domaine qui n’était pas le sien. »

Résultat de la victoire de Mgr Bruchési sur le premier ministre Marchand : il faudra attendre encore 64 ans avant que le fameux ministère de l’Éducation soit créé. Il faudra aussi attendre 1968 pour qu’une autre de ses propositions les plus novatrices, l’abolition du Conseil législatif (le Sénat québécois), se concrétise. Malgré ces propositions relativement audacieuses pour l’époque, Marchand n’a pas marqué l’imaginaire comme Honoré Mercier, Louis-Alexandre Taschereau ou Maurice Duplessis. Pourquoi ? Retour sur sa vie politique, pour mieux comprendre ce trou de mémoire.

Amnésie collective

Né à Saint-Jean en 1832, d’abord instruit en anglais (sa mère est d’origine écossaise), Félix-Gabriel Marchand devient notaire en 1855. C’est l’un des métiers traditionnels de la bourgeoise canadienne-française. Citoyen exemplaire, il occupera à peu près toutes les charges publiques possibles, de conseiller scolaire à premier ministre, en passant même par lieutenant-colonel dans la milice.

Dès son arrivée à l’Assemblée législative comme député de Saint-Jean, en 1867, il dénonce certaines situations. Comme plusieurs de ses collègues, conservateurs comme libéraux, il s’inquiète très tôt des effets de l’émigration sur la nation canadienne-française.

En 1868, il reproche au gouvernement conservateur de ne pas encourager les industries manufacturières et agricoles pour contrer l’exode. Il déplore que des fils de cultivateurs, « le nerf » de la population, quittent le Québec pour les États-Unis. Pour lui, la colonisation est le remède contre cette « calamité politique », comme il le dit en chambre en janvier 1868. Malheureusement, l’exploitation des ressources naturelles prendra rapidement le pas sur le développement de la colonisation, qui ne remplira pas ses promesses.

En 1878-1879, dans l’éphémère cabinet libéral de Joly, Marchand occupe les postes de secrétaire, de registraire et de commissaire des Terres. Loin de l’image du poète égaré avec sa lyre, ce fidèle lieutenant gère les finances publiques comme un banquier. Il s’attaque aussi à l’abolition du Conseil législatif. Pourquoi ? Les membres de cette institution, nommés à vie, ont le pouvoir de bloquer les mesures de l’Assemblée élue.

Pour le ministre, la mesure est nécessaire pour faire des économies au moment où les finances publiques sont précaires. De plus, elle simplifie les rouages de l’État. Le ministre est, dans ce débat, « un modèle d’urbanité parlementaire », du moins si on en croit le journal L’Événement du 17 juillet 1878. La mesure fut adoptée, mais naturellement bloquée au Conseil. Tenace, Marchand revient à la charge en 1900 avec le même résultat. Ce n’est que 68 ans plus tard que le Conseil législatif sera aboli.

Avec le retour des libéraux (nationaux) d’Honoré Mercier au pouvoir, en 1887, Marchand est désigné orateur (président) de l’Assemblée. La décision est sage : député depuis 20 ans, Marchand est reconnu par tous pour sa culture et son caractère probe. Dans cette fonction, sa formation de notaire le sert bien. Voulant éviter les dépenses inutiles, il gère encore les finances prudemment. Confronté aux vieilles pratiques des partis et des députés de placer des proches ou des partisans au Parlement au moment où les fonctionnaires sont trop nombreux, il résiste.

La chute du gouvernement d’Honoré Mercier est brutale. De 1892 à 1897, Marchand est de retour dans l’opposition. Il occupe le poste difficile de chef de l’opposition et de chef d’un parti prostré. L’homme est au parlement depuis 30 ans quand le vent tourne et que les libéraux, dans le sillage de la victoire de Wilfrid Laurier à Ottawa, sont réélus à Québec. Marchand devient premier ministre.

On l’a vu : ministre, il a géré les finances de l’État d’une manière très prudente, conservatrice même. Mais ce n’est pourtant pas ce qu’on retient surtout, alors et depuis lors, de Marchand. On rappelle bien plutôt son statut de lettré.

En effet, Marchand est un écrivain qui compose notamment des comédies légèrement piquantes. Son ami Alfred de Celles, qui préface son ouvrage Mélanges poétiques et littéraires, publié à la fin de sa vie, en 1899, est heureux : « Il me fait particulièrement plaisir de constater votre succès, parce que vous, homme politique, vous faites partie de notre petite confraternité littéraire, assez peu prisée dans le monde où l’on s’enrichit et aussi, çà et là, dans celui où l’on gouverne. Si l’on sait apprécier les services que rend la plume, on ne fait preuve que d’une mince estime pour ceux qui la tiennent. Ils ont tout de même leur importance. »

Pourquoi De Celles oppose-t-il ces deux univers, politique et littéraire ? Parce que, déjà, en politique, on ne s’appauvrit plus. Depuis la construction des chemins de fer, dans les années 1860, les hommes politiques acquièrent d’extraordinaires moyens d’enrichissement. Comme l’écrit l’historien marxiste Stanley Ryerson : « La méthode employée […] consistait à se servir des crédits, des prêts, des achats d’actions et des octrois de l’État, fondés sur le pouvoir de taxation, pour orienter, dans l’immédiat et dans l’avenir, les épargnes de la population vers des projets de l’entreprise privée. Le plus souvent, les noms de hauts dignitaires se trouvaient mêlés à ceux des promoteurs des chemins de fer. »

Bientôt, ce sera l’exploitation des ressources papetières et hydrauliques du Québec. Avec le même portrait de ministres impliqués, de membres des conseils d’administration des compagnies qui exploitent les ressources.

Anomalie politique

Et Marchand, dans tout ça ? On le dit d’un autre temps. Même ses rouflaquettes — ses favoris — ne sont plus de mode. Il est mort relativement pauvre. Son successeur à la tête du Québec, Simon-Napoléon Parent, mourra pas mal moins pauvre. Comme l’écrivait Rumilly : « Maire de Québec, administrateur du Soleil, président de la Compagnie du Pont [de Québec], administrateur de la Quebec Railway, Light and Company, avocat-conseil de la Banque Molson, Parent n’était ni écrivain ni orateur, mais homme d’affaires habile et surtout heureux. »

Ne soyons pas non plus guillerets : il y a bien quelques indices qui nous donnent à penser que Félix-Gabriel Marchand aurait sans doute suivi la voie de l’exploitation des ressources québécoises, comme son successeur Parent. Mais, à la différence de celui-ci et de tous ceux qui lui succéderont, Marchand est aussi un lettré. Une sorte d’anomalie ou d’anachronisme au coeur d’une classe politique affairée.

C’est pourtant ce qui lui donne ce statut à la charnière entre deux mondes : il est le dernier homme d’une série d’hommes de lettres doublés d’hommes d’État, très importants pendant une bonne partie du XIXe siècle ; il anticipe sur une révolution dite tranquille qui n’arrivera que 60 ans après sa mort.

Ce qu’il propose n’est pourtant pas révolutionnaire : des manuels scolaires uniformisés à travers le Québec, un nouveau ministère de l’Instruction publique, des enseignants compétents chez les clercs comme chez les laïcs. Ce sont mesures soupesées, ne cherchant pas noise aux autorités religieuses, mais qui seront néanmoins mises à mal par ces dernières.

Marchand, homme progressiste et moderne, avait de grandes ambitions. Il annonce la lignée des gouvernements comme ceux d’Adélard Godbout et de Jean Lesage. Si sa Loi sur l’instruction publique avait été votée à l’époque, quelques statistiques sur l’éducation du Québec n’auraient sans doute pas été les mêmes.

Notamment : peu de temps avant 1960, 60 % des francophones n’avaient qu’une septième année ; 13 % seulement se rendaient à la onzième année ; 3 % des 20-24 ans fréquentaient l’université. Devant ce portrait plutôt navrant, mieux vaut ne pas trop se souvenir de Marchand et, surtout, de ce qui a été raté en 1900.

Pour proposer un texte ou pour faire des commentaires et des suggestions, écrivez à Dave Noël à dnoel@ledevoir.com.



À voir en vidéo