La jeunesse radicale (et oubliée) de Wilfrid Laurier

L’ancien premier ministre Wilfrid Laurier va jusqu’à envisager une indépendance du Bas-Canada.
Illustration: Tiffet L’ancien premier ministre Wilfrid Laurier va jusqu’à envisager une indépendance du Bas-Canada.

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Le 22 février 1919, un cortège de plus de 100 000 personnes mène Wilfrid Laurier à son dernier repos. Nombreux étaient ceux qui avaient une raison de pleurer la disparition du premier premier ministre francophone du Canada. Défini comme un homme du compromis, le politicien libéral avait habilement réussi à faire oublier le radicalisme de ses premiers engagements en politique active. Pour preuve, qui se souvient aujourd’hui de l’opposition du jeune politicien à la confédération ?

Wilfrid Laurier est né le 20 novembre 1841 dans le village de Saint-Lin, qui dépassait alors les 2000 habitants. Son père et son grand-père étaient des adhérents au Parti patriote de Louis-Joseph Papineau, que Wilfrid Laurier évoquera abondamment dans sa jeunesse. Son père, Carolus, a été le premier maire de la municipalité de Saint-Lin.

Les membres du clan Laurier fustigent aussi l’Union des deux Canada, survenue en 1840, un an avant la naissance de Wilfrid. C’est ce milieu familial, ouvert et lettré, qui aura représenté un terreau politique fertile pour que des convictions libérales se forment dans l’esprit politique du jeune Laurier.

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Ce texte est publié via notre section Perspectives.

Dès l’âge de 10 ans, Carolus avait placé son fils en pension dans une famille du petit village voisin de New Glasgow, composé d’une population à la fois écossaise et irlandaise. Wilfrid y fréquenta une école anglophone jusqu’à son inscription au collège classique. De son passage là-bas, Laurier garda un léger accent écossais lorsqu’il parlait anglais et une certaine anglophilie pour le reste de sa vie, qu’on lui reprocha parfois au Québec.

Le virus de la politique

En 1854, Wilfrid Laurier est inscrit au collège de L’Assomption, espace privilégié pour saisir l’austérité de l’éducation catholique, une austérité qui est marquée par le souffle de l’ultramontanisme qui est alors porté par Ignace Bourget.

S’il n’est pas particulièrement touché par la grâce divine — croit-il seulement en Dieu —, Wilfrid contracte définitivement le virus de la politique à L’Assomption. Surtout, il est déjà rouge. En plus, le cadre intellectuel conservateur du collège entre en collision avec son milieu familial.

Comme le rapporte son biographe Réal Bélanger (Wilfrid Laurier. Quand la politique devient passion, PUL), il affirme un jour devant ses camarades de classe qu’il ne croit pas au pouvoir temporel du pape. À un autre moment, il s’enfuit du collège pour aller écouter le député libéral Joseph Papin, ancien président de l’Institut canadien de Montréal. Est-ce le conservatisme du collège qui lui donna autant l’envie brûlante du libéralisme ?

Les années McGill

Dès le cours classique de Wilfrid terminé, son père doit se féliciter de lui avoir permis d’apprendre l’anglais : son fils prodige se dirige vers le McGill College et sa faculté de droit. En déménageant à Montréal, il sera bien vite exposé aux premiers moments tumultueux de la Confédération canadienne.

Le contexte d’opposition au libéralisme et les attaques directes de Mgr Bourget envers le Parti rouge n’ébranlent en rien les convictions de Laurier, lesquelles vont, au contraire, en se radicalisant. D’abord affilié à l’Institut canadien-français, il s’en détache progressivement pour rejoindre le bien plus militant Institut canadien.

Introduit par Rodolphe Laflamme, un des membres les plus convaincus du Parti rouge, Wilfrid Laurier se retrouve naturellement à l’aise dans des cercles de discussion où il est possible de remettre en cause le pouvoir du pape — davantage qu’à L’Assomption — et de lire des livres pourtant consignés à l’Index.

Au sein de l’Institut, il fait partie d’un comité visant à « aplanir » les difficultés entre Mgr Bourget et l’organisation. Malgré cette tentative de rapprochement, l’Église gardera toujours un souvenir âcre des jeunes années de Laurier, au point qu’il sera soupçonné d’anticléricalisme toute sa vie. Lorsqu’il épousera Zoé Lafontaine, l’évêché exigera qu’il abandonne son statut de membre de l’Institut. Autant dire qu’on ne riait pas avec les rouges au palais épiscopal.

L’opposition à la Confédération

Lorsque le projet de confédération prend forme au fil des échecs des divers gouvernements de coalition du Canada-Uni, le Parti rouge se range naturellement contre, et Wilfrid Laurier, qui vient tout juste d’être admis au barreau en 1864, ne fait pas exception. L’opposition au projet d’union politique des colonies britanniques percolait dans l’opinion publique.

Pendant que les oppositions se liguent, Laurier s’ancre lui aussi du côté des pourfendeurs du projet. Au coeur de son action : la défense des intérêts nationaux des Canadiens français. Il écrit régulièrement au journal L’Union nationale, où il défend l’idée que la Confédération à venir va mener à l’assimilation des Canadiens français. Laurier va jusqu’à participer à une assemblée dénonçant la naissance de la Confédération à Sainte-Julienne, le 22 février 1865. Le 27 décembre 1866, il prédit aussi que le Canada deviendra « le tombeau de la race française et la ruine du Bas‑Canada ».

La fin des études universitaires marque le début de difficultés immédiates dans la pratique du droit qui le mèneront à entreprendre une carrière parallèle de journaliste et d’éditeur de journaux.

Le Défricheur

Lorsque le frère du chef des rouges Antoine-Aimé Dorion, le très radical Jean-Baptiste-Éric Dorion, meurt en novembre 1866, c’est Wilfrid qu’on appelle pour le remplacer à la direction du journal Le Défricheur, tout aussi rouge et anti-confédération. Situé dans un pays en défrichement, les Cantons-de-l’Est, et dans un village dont le nom donne espoir, L’Avenir, le journal est à l’image de son fondateur, qu’on surnommait « l’enfant terrible » en raison de son anticléricalisme virulent. Wilfrid étant malade, il espère que l’air de la campagne pourra, du moins, atténuer son asthme.

Voilà ce qui entraîne Laurier hors de Montréal : la reprise d’un journal radicalement libéral. Dans les pages de ce journal, le jeune avocat va écrire des lignes d’une grande dureté envers la Confédération canadienne qui doit bientôt naître. Comme le soulève Réal Bélanger dans sa biographie, Wilfrid Laurier exhorte ses compatriotes à souhaiter la séparation du Bas-Canada le 7 mars 1867 : « Protester de toutes nos forces contre le nouvel ordre des choses qui nous est imposé et user de l’influence qui nous reste pour demander et obtenir un gouvernement libre et séparé. » Wilfrid va donc jusqu’à envisager une indépendance du Bas-Canada devant le projet d’union des colonies britanniques.

Dans Le Défricheur, Laurier attaque aussi les ultramontains de la région, qui, à leur tour, n’hésitent pas à le vilipender dans leurs publications respectives, Le Journal des Trois-Rivièreset L’Union des Cantons de l’Est. Laurier est parfois perçu comme un impie, et le curé d’Arthabaska, Philippe-Hippolyte Suzor, invite les fidèles de sa paroisse à boycotter son journal en raison de son radicalisme.

La fin du radicalisme

Malgré la lutte des rouges, le projet de confédération va bel et bien de l’avant. Redevenu avocat à temps plein, Wilfrid est invité à se lancer en politique dans la circonscription de Drummond-Arthabaska, qu’il remporte en 1871. Tranquillement, il délaisse son radicalisme et commence à considérer la Confédération comme un changement permanent et irréversible ; il va travailler dans le cadre qu’il combattait.

C’est l’image d’un politicien plus proche de cette vision que nous avons gardée du premier ministre canadien. Bien que l’Église continue à se méfier de lui en raison de sa filiation anticléricale, il tente de se faire plus conciliant et se dégage des prises de position radicalement rouges de sa vingtaine, qui se termine tout juste.

C’est peut-être Laurier qui aura été le plus grand champion de l’histoire de la Confédération canadienne, bien qu’il militât d’abord contre son instauration au cours des années 1860. Il s’agit d’une contradiction évidente.

L’homme du compromis

Les « vire-capots » ont souvent la vie dure en politique. Il serait bien surprenant que cela change du tout au tout un jour. Pourtant, il ne doit pas s’agir de savoir si Laurier a trahi son idéal de jeunesse, porté par un radicalisme ardent. Peut-on le lui reprocher ? Combien ont fait de même par la suite ?

Il est évident que nous ne nous souvenons pas d’un homme dont la figure s’est enchâssée dans l’identité même du Canada à travers son opposition initiale à celui-ci. Il s’agit pourtant d’un oubli symptomatique de notre vision des débuts du Canada, mais également de son évolution comme pays. La Confédération canadienne ne s’est pas faite sans anicroche. L’absence de consultation du peuple et les craintes liées au statut minoritaire des Canadiens français animaient les débats des années 1860.

Dans le cas de Wilfrid Laurier, le radicalisme de sa jeunesse tranche avec le pragmatisme de ses années au pouvoir. On se rappelle d’abord son esprit de compromission sur la question des écoles confessionnelles et sa volonté de manoeuvrer entre les intérêts canadiens-anglais et les intérêts canadiens-français. Aujourd’hui, son engagement radical reste inconnu pour la majorité des gens.

La vie publique de Wilfrid Laurier démontre qu’en politique, avec assez de temps et d’ardeur, une personne peut en venir à représenter ce qu’elle combattait dans sa jeunesse. Laurier décrivait la Confédération comme une « tombe » en 1866. Quatre décennies plus tard, il annonce que le XXe siècle sera le « siècle du Canada ». On dit parfois que le Canada, en soi, est un compromis. En ce sens, Laurier représente dans la mémoire collective, fidèle à son pays, l’homme du compromis.

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