Donna Cherniak et le petit manuel qui a révolutionné la sexualité des Québécoises

Une grossesse non désirée, c’est une catastrophe dans le Québec où ont grandi nos mères. Donna Cherniak se souvient.
Illustration: Tiffet Une grossesse non désirée, c’est une catastrophe dans le Québec où ont grandi nos mères. Donna Cherniak se souvient.

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.

Il y a bientôt un an que la Cour suprême américaine a infirmé le jugement Roe v. Wade, qui protégeait l’accès à l’avortement. Cette décision a causé une onde de choc jusque chez nous, entraînant un sursaut militant et inspirant à Martine Biron, notre ministre responsable de la Condition féminine, le projet d’enchâsser dans la loi québécoise le droit à l’avortement. Il est temps de nous réapproprier notre histoire de la lutte pour la contraception et l’accès à l’avortement.

Les combats de Henry Morgentaler et de Chantal Daigle ont été judiciarisés et hautement médiatisés. Pourtant, ils n’étaient pas les seuls à se battre. Qui connaît le nom de Donna Cherniak, une jeune étudiante de McGill qui aoffert à nos grands-mères et à nos mères la liberté de choisir, par tous les moyens à sa disposition ? Nous l’avons rencontrée pour consigner ses souvenirs de cette époque tumultueuse.

Catastrophe

 

En 1964, la sociologue Colette Moreux, de l’Université de Montréal, demande à 90 femmes québécoises si elles accepteraient de garder chez elles l’enfant de leur fille célibataire : pour 89 d’entre elles, c’est impensable. Une grossesse non désirée, c’est une catastrophe dans le Québec où ont grandi nos mères.

Les Québécois savent que le monde évolue. Les femmes manifestent aux États-Unis pour réclamer le contrôle sur leur corps, et la pilule y est de plus en plus accessible. Au Vatican, un comité réfléchit à la question — il va opter pour le statu quo, en 1968. Malgré tout, la contraception demeure un sujet hautement tabou, surtout chez les francophones catholiques.

Ce déni a un coût social et humain important. L’avortement, pratiqué clandestinement dans des maisons privées et des chambres de motel, comporte de graves risques. La colonne des faits divers en témoigne régulièrement. En août 1966, Patricia Boisvert a été trouvée près de Saint-Eustache sous un tas de feuilles. En mars 1968, Rona Martin a été victime d’une hémorragie fatale. Une autre malheureuse, non identifiée, a été abandonnée dans une voiture, dans le stationnement d’un centre commercial.

De rares voix s’élèvent : il faut tenter de prévenir les grossesses non désirées en améliorant l’éducation sexuelle et en permettant l’accès à la contraception. Si ces précautions échouent, il faut donner aux femmes des options sécuritaires.

Activiste

 

La jeune Donna Cherniak débarque à Montréal en 1967 pour étudier la psychologie à l’Université McGill. Elle a 17 ans. « C’était un milieu très conservateur, particulièrement dans les résidences des filles ! Au souper, on n’avait pas le droit de porter des pantalons. On avait un couvre-feu le soir. Il fallait signer un registre et dire où tu allais. » Issue d’une famille juive ontarienne, elle n’a pas peur du péché. Elle est séduite par la contre-culture.

Un conseil étudiant très à gauche est élu. Il forme un comité chargé de rédiger, sous la supervision d’un gynécologue, un manuel d’information sur la contraception. Le nouveau chum de Donna, Allan Feingold, en fait partie et il lui propose de se joindre à l’équipe.

Ce manuel, The Birth Control Handbook, est distribué en octobre 1968 à McGill, à Concordia et au Collège Loyola. Il comprend des textes médicaux, des illustrations, mais aussi des sections plus politiques à propos du droit des femmes de contrôler de leur corps. Or, à l’époque, la distribution d’information sur la contraception est subversive. « Ça a été un gros, gros hit ! » dit Donna en riant.

Le manuel va changer la vie de bien des jeunes en leur fournissant l’éducation sexuelle dont ils ont été privés jusque-là, mais il va aussi bouleverser la vie de l’étudiante de deux manières inattendues.

Éditrice

 

« À l’été 1969, se souvient Donna Cherniak, des journaux américains ont écrit que si tu envoyais 10 cents à notre adresse, tu pouvais recevoir le manuel. On est revenus de vacances et il y avait des boîtes et des boîtes qui nous attendaient, pleines d’enveloppes avec des 10 cents ! » Le manuel devient un best-seller, imprimé à coups de 50 000 exemplaires.

Certains envois vers les États-Unis sont confisqués en vertu de la loi Comstock, qui interdisait la circulation postale d’articles obscènes ou liés à la contraception — la même loi qui est invoquée présentement pour interdire d’acheminer par courrier la pilule abortive.

En 1970, le Handbook est adapté par des sympathisantes francophones sous le titre Pour un contrôle des naissances. « On a ajouté une analyse de l’emprise de l’Église, du contrôle médical », explique Cherniak. Le succès est tout aussi spectaculaire. « Je ne sais pas combien de personnes m’ont dit : “J’en ai eu une copie quand j’étais à l’université, au cégep. J’ai vu ta photo sur la page arrière !” »

Les rééditions se succèdent. En 1971, le manuel a déjà atteint 2 millions d’exemplaires ! Avec le Centre des femmes de Montréal et d’autres militantes, une petite maison d’édition sera fondée, la Montreal Health Press-Les Presses de la santé de Montréal. Le collectif féministe publiera des manuels sur la ménopause, les infections transmises sexuellement et les agressions sexuelles, toujours dans les deux langues.

Counseling en avortement

 

Le Birth Control Handbook va avoir une autre conséquence majeure sur la vie de Donna : dès sa parution, en 1968, elle et Allan commencent à être sollicités pour aider de jeunes femmes ayant besoin d’un avortement, à une époque où celui-ci est toujours illégal.

Le couple contacte le Dr Henry Morgentaler, qui fait des avortements dans sa clinique, ainsi que deux autres médecins. Leur appartement devient un service de référencement. « Des gens venaient chez nous, on leur expliquait ce qui allait se passer et on les envoyait dans une des trois cliniques. On aidait des gens des Maritimes, d’Ontario, de New York, d’ailleurs aux États-Unis ! »

À l’époque, on estime qu’au Québec, de 10 000 à 25 000 avortements clandestins sont effectués chaque année. Ils sont dispendieux : 302 $ (2700 $ en dollars constants) en moyenne pour les services d’un médecin, et 155 $ (1400 $ d’aujourd’hui) pour un non-professionnel. Ceux qui pratiquent l’avortement s’exposent à de lourdes peines de prison. La femme enceinte elle-même risque deux ans derrière les barreaux.

Pratiquée dans la clandestinité, l’opération est à haut risque. Pour la seule année 1966, les complications dues aux autoavortements et aux avortements ont été la principale cause d’hospitalisation des femmes au Canada : 45 482 admissions.

Cette année-là, le Dr Serge Mongeau expose dans le Photo-Journal les conséquences du recours à l’avortement, telles que racontées anonymement par 122 femmes.

Curetages pour les plus fortunées, et douches intra-utérines, sérums douteux ou broches à tricoter pour les autres. Péritonites, perforations de l’utérus, hémorragies, infections, embolies, anémie, stérilité, douleurs atroces. Une des femmes s’est retrouvée entre la vie et la mort. Une autre a dû recevoir 14 transfusions sanguines. Un des cas s’est terminé par une ablation de l’utérus.

Le gouvernement Trudeau modifie en 1969 la loi encadrant la régulation des naissances. La nouvelle mesure se veut résolument progressiste, mais au Québec, elle ne résout rien.

 

L’avortement est permis exclusivement en milieu hospitalier et soumis à l’aval de trois médecins, qui doivent s’assurer qu’il vise à protéger la santé ou la vie de la mère. Bien peu de médecins se portent volontaires. En 1970, 180 avortements sont pratiqués dans les hôpitaux anglophones de Montréal. Dans les établissements francophones, un seul. Encore récemment gérés par des communautés religieuses, ceux-ci ne coopèrent pas.

L’avortement libre et gratuit

Le Dr Henry Morgentaler continue à pratiquer dans sa clinique privée, donc illégalement. Il va même purger une peine de prison pour défendre sa vision de l’avortement : sécuritaire, accessible, libre de tout jugement. Donna, qui a opté pour la médecine et est devenue la Dre Cherniak, va travailler pour lui. « Henry Morgentaler n’était pas seulement un activiste. Il était un excellent médecin. Il avait perfectionné la méthode par aspiration, moins invasive et plus sécuritaire. » Son combat va faire évoluer les mentalités.

Dans la rue, les Québécoises scandent « nous aurons les enfants que nous voulons ! ». À partir de 1975, le Québec va graduellement cesser de s’acharner sur le Dr Morgentaler et ouvrir l’accès.

En 1989, Chantal Daigle remportera en Cour suprême le droit de disposer de son corps et, par le fait même, la décriminalisation de l’avortement au Canada.

Le perpétuel tabou

 

Après une belle carrière en médecine familiale et en obstétrique, Donna Cherniak est aujourd’hui âgée de 74 ans. Elle est évidemment préoccupée par le recul du droit à l’avortement. « Les femmes se sont toujours fait avorter, et elles vont continuer, dans des conditions de toutes sortes. La reproduction des femmes, c’est un peu tabou, ce n’est jamais une priorité. »

Jusqu’en 2000, chaque nouvelle édition du Birth Control Handbook s’ouvrait sur une introduction actualisée. « Ça m’a fait réaliser que chaque génération doit faire face à la question de la contraception, avec son identité, avec sa sexualité. Ce n’est jamais réglé. »

Pour proposer un texte ou pour faire des commentaires et des suggestions, écrivez à Dave Noël à dnoel@ledevoir.com.



À voir en vidéo