Un déni de responsabilité

L’incendie qui a fait sept morts et neuf blessés dans le Vieux-Montréal, en mars dernier, continue d’évoluer dans le registre de la tragédie révoltante. Cette semaine, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) annonçait qu’il avait franchi un « tournant » dans son enquête. Le brasier, attribué d’abord à la négligence crasse, serait le produit d’une main criminelle.

Au terme de multiples analyses, le SPVM a écarté la thèse d’un incendie accidentel. Des traces d’accélérant ont été retrouvées là où les flammes se sont propagées. Quelqu’un, quelque part, a du sang sur les mains. Souhaitons qu’il soit rattrapé par le pas lent, mais constant, de la justice.

Ce développement inattendu force la coroner, Géhane Kamel, à suspendre temporairement son enquête publique pour faire la lumière sur l’incendie le plus meurtrier à Montréal depuis 1975. La décision va de soi pour ne pas nuire à l’enquête criminelle du SPVM. En revanche, les enquêteurs devront garder à l’esprit qu’ils ont un devoir de célérité, car les familles des victimes, de même que tous les Montréalais inquiets du laxisme en matière de prévention des incendies, attendent des réponses et des correctifs. Ce sentiment d’urgence est d’autant plus important que le passage du temps peut affecter la mémoire des témoins et altérer la valeur probante de l’enquête publique du coroner.

Dans la foulée de la sortie du SPVM, l’avocat du propriétaire de l’immeuble, l’homme d’affaires Emile-Haim Benamor, a saisi l’occasion pour laver la réputation de son client. Me Alexandre Bergevin a déploré le fait que son client ait été tenu pour responsable du sinistre dans les médias. Pas si vite ! Les questions sur la responsabilité potentielle de M. Benamor demeurent toujours d’actualité. Le SPVM a d’ailleurs précisé que la thèse de la négligence criminelle n’a pas encore été écartée dans cette enquête.

Depuis 2020, Emile-Haim Benamor a fait l’objet de nombreux recours au Tribunal administratif du logement. Plusieurs locataires ont fait état d’un climat de peur et de pressions pour les forcer à quitter leur logement, convoités à des fins touristiques. Cela ne prouve rien en ce qui a trait à la responsabilité de l’incendie, mais ce sont des informations utiles pour juger de la fibre morale de M. Benamor.

Cinq logements du bâtiment de la place D’Youville étaient utilisés pour de la location de courte durée sur Airbnb, alors que cela est interdit par la réglementation municipale dans ce secteur du Vieux-Montréal. L’immeuble cumulait les problèmes de conformité avec des logements sans fenêtres ou sans issues de secours. Ce laxisme retombe sur les épaules de M. Benamor et sur l’un des locataires qui annonçait les logements sur Airbnb, Tarik Hassan. L’enquête policière permettra de déterminer si leur insouciance remplit ou non les critères de la négligence criminelle.

La Ville de Montréal s’en tire trop bien dans cette affaire. Pendant de nombreuses années, elle a délivré des permis de transformation à plusieurs immeubles de l’arrondissement de Ville-Marie dont les logements ne répondaient pas aux normes élémentaires de sécurité. L’inspection des immeubles relève de sa pleine et entière responsabilité. Les excuses sur le manque de personnel et de ressources sont une insulte à la mémoire des morts.

La mairesse, Valérie Plante, a fait preuve d’un leadership navrant. Elle a d’abord refusé de critiquer le travail des fonctionnaires de l’arrondissement de Ville-Marie, estimant qu’ils ont respecté les règles en vigueur. Traduction : la Ville approuve des plans de transformation de logements, avec des chambres sans fenêtre ni issue de secours, en se fiant aux plans d’architectes qui sont au service des propriétaires.

La mairesse a ensuite a promis un « blitz d’inspections » qui ne convainc guère. En juillet, Radio-Canada révélait que le nombre de bâtiments visités par les pompiers avait chuté de 92 pour les trois premiers mois de l’année en cours à 34 pour la période allant d’avril à la mi-juin. Nous partageons l’incompréhension du chef d’Ensemble Montréal, Aref Salem. Un blitz se caractérise normalement par une recrudescence de l’intensité, et non l’inverse.

Le vice-président de l’Association des inspecteurs en bâtiments du Québec, Danny McNicoll, a résumé l’affaire en termes assez simple. La Ville de Montréal « travaille en réaction à une situation problématique qui était connue, mais pour laquelle il n’y avait pas eu d’actions réparatrices ». Des moratoires sur les inspections ont même été décrétés par le Service de sécurité incendie de Montréal (SIM), entre 2018 et 2022.

L’administration Plante tout comme le SIM devront répondre de leurs actes devant la coroner Kamel. Dans la logique de « responsabilité partagée », il faudra aussi tourner le regard vers la Régie du bâtiment du Québec et toutes les institutions qui, au fil des ans, auraient pu jouer un rôle proactif pour assurer la sécurité des Montréalais. Le déni de responsabilité, qui s’incarne par des discours du genre « pas de ma faute », « pas de ma responsabilité », est flagrant. Nous ne devrons pas le tolérer dans l’enquête publique à venir.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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