Le goût de l’Autre

Notre chroniqueuse Nathalie Plaat publie ce mois-ci «Chroniques d’une main tendue» aux éditions Somme toute/Le Devoir.
Olivier Zuida Le Devoir Notre chroniqueuse Nathalie Plaat publie ce mois-ci «Chroniques d’une main tendue» aux éditions Somme toute/Le Devoir.

Notre chroniqueuse Nathalie Plaat publie ce mois-ci Chroniques d’une main tendue aux éditions Somme toute/ Le Devoir. En voici un extrait.

Avant ma maladie, je me pensais non seulement invincible, mais immortelle, emplie de mes croyances, de mes repères qui constituaient alors mon monde de sens. J’étais évidemment déjà portée vers le mystère, l’irrationnel et le profond, ce qui m’avait fait choisir la psychanalyse bien avant toutes les autres approches psychothérapeutiques. Toutefois, j’avançais dans la vie avec cette audace des trentenaires qui, avec raison, n’ont rien à faire de tout ce qui meurt, plongés qu’ils sont dans ce besoin de se réaliser, d’apaiser leurs questions existentielles à grands coups d’éclat, de performance, de fêtes infinies et de petites révoltes des corps et des esprits.

Quand j’ai entendu ces mots : « Ce que je vois, c’est une tumeur », cette femme en moi est morte. Sur le plancher de la clinique, mes bottes dégoulinaient de la neige de janvier, en écho à mon univers de sens qui, lui aussi, goutte à goutte, se dérobait à moi. J’avais 39 ans. Nous étions en 2020. Je ne savais pas encore que je traverserais la pire épreuve de ma vie, en phase avec le reste du monde.

Entre ma première et ma deuxième ronde de chimiothérapie, le monde entier, lui aussi, retiendrait son souffle, le perdrait, en même temps que ses repères, ses rituels, ses oeillères et ses grands-parents. J’ai donc passé l’année de la pandémie à ramasser les restes de moi qui jonchaient sur le sol, avec mes cheveux, mes cils et mes sourcils qui y sont restés. J’ai survécu à quelques embolies, à quelques coups durs et à plusieurs petites fins du monde.

J’ai longé les lattes du plancher comme jamais, pour y réconforter mes enfants, les lovant contre mon corps, comme si c’était tout ce qui nous restait de tangible : le plancher, mon corps, le leur, nos souffles encore possibles.

Dans les heures passées à égrainer les lueurs du jour sur les murs de ma chambre, mes illusions dans les mains, j’ai passé du temps au tri. Le tri de ce qui ne ferait plus partie du reste de mes jours, si j’avais la chance d’en avoir, des jours. Et c’est là que la grande possibilité d’habiter un espace où je ne devais pas être en maîtrise de tout est devenue non seulement évidente, mais la seule qui avait du sens. Je me sais maintenant mourante, bien que de nouveau en pleine santé. Je suis mourante désormais, du simple fait d’appartenir à une espèce condamnée à la finitude. Cela me rend si vivante, jusqu’à la fin.

En ce sens, rien n’est important. Tout l’est en même temps. Dès lors, les mots qui viennent se poser sur le clavier entre les lecteurs et moi ne peuvent être que ceux qui servent à habiter cet espace de la recherche du sens.

La recherche de sens, voilà pourtant un angle bien évacué du discours public actuel sur la santé mentale, alors que, pour moi, il est devenu le seul dont j’ai envie de parler, mais surtout d’entendre parler par ceux qui souffrent. Alors que, de plus en plus, la souffrance psychologique inhérente à notre seule condition humaine est pathologisée, perçue comme faisant défaut à cet idéal du « bonheur » érigé en forme de standard performatif, il me semblait qu’il fallait, urgemment, réhabiliter le tragique, le souffrant, la possibilité de la simple douleur du vivre comme étant non seulement saine, mais nécessaire à notre authenticité, à notre déploiement d’humains.

Le psychologue, dans l’espace médiatique québécois, est trop souvent confiné à celui qui distingue, pour le public, ce qui est sain de ce qui ne l’est pas, qui prescrit ce qu’il faut faire pour être moralement acceptable, adéquat, conforme à ce que la science définit comme étant « dans les normes ». Cette « folie de la norme », pour reprendre le titre d’un congrès de l’Association psychanalytique de France auquel j’avais assisté en 2016, est pourtant bien pesante dans nos cliniques, comme dans la tête de bien des gens, telle une injonction du bien-vivre qui, paradoxalement, génère à elle seule des tonnes de souffrances.

Je n’avais pas envie d’être un rouage de plus dans cette mécanique réductrice de l’expérience humaine s’insérant dans ce qui, pour moi, constitue l’une des plus grandes dérives des « soins à l’Autre » de notre époque. […]

Une chose était donc devenue certaine, si j’avais à parler de « santé mentale » (même ce terme peut se faire si réducteur), je n’allais pas le faire en standardisant des vécus, en évacuant les aspects profondément intimes de chaque récit de vie, en érigeant comme une forme de moralité la « bonne façon » de « gérer » ses angoisses, ses douleurs, ses amours, ses enfants.

Non.

 

Le Devoir m’a dit : « Nous aimerions prendre soin des gens. »

J’ai répondu : « Je ne connais aucune autre manière de prendre soin des gens que de leur demander de se raconter. »

Le Devoir du coeur était né.

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