Post-vérité et dépérissement du politique

Selon la philosophe politique, il faut expliquer pourquoi le concept de «post-vérité», devenu le pilier du commentaire politique, «entend marquer une rupture qualitative» faisant advenir une ère nouvelle, un régime nouveau d’historicité.
Illustration: Tiffet Selon la philosophe politique, il faut expliquer pourquoi le concept de «post-vérité», devenu le pilier du commentaire politique, «entend marquer une rupture qualitative» faisant advenir une ère nouvelle, un régime nouveau d’historicité.

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

Depuis plus d’une décennie, nous observons l’irruption de la notion de « post-vérité » dans différents médias souvent dépourvus de normes journalistiques : la téléréalité, les réseaux sociaux et une panoplie de nouveaux médias à la carte, tels Rebel News au Canada ou InfoWars aux États-Unis. Il y a aussi des cas de désinformation aux fins d’ingérence politique : en mars dernier, par exemple, Radio-Canada International faisait état des agissements du réseau social chinois WeChat, qui a cherché à exercer une influence sur les électeurs canadiens d’origine chinoise avant les élections fédérales de 2021.

Les fausses nouvelles et les canulars ne constituent pas un phénomène inédit ; ils existent depuis l’Antiquité avec des épisodes funestes, dont la propagande nazie et la ligne de parti stalinienne. Le fait nouveau consiste en la démultiplication des « infox » et des « post-vérités » par les plateformes numériques sur lesquelles, au Québec, 79 % des citoyens s’informent.

Pour comprendre pourquoi et comment la puissance des vérités parallèles tend à s’accroître, il importe de sortir de l’analyse circonstancielle et de se questionner sur les rapports conflictuels entre politique et vérité, et sur la nature même de la démocratie.

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Ce texte est publié via notre section Perspectives.

Dans son ouvrage La faiblesse du vrai. Ce que la post-vérité fait à notre monde commun (Seuil, 2018), Myriam Revault d’Allonnes réfléchit à ce problème épineux. Selon la philosophe politique, il faut expliquer pourquoi le concept de « post-vérité », devenu le pilier du commentaire politique, « entend marquer une rupture qualitative » faisant advenir une ère nouvelle, un régime nouveau d’historicité.

Proclamée mot de l’année 2016 par le respectable dictionnaire Oxford, la « post-vérité » (post-truth) y est définie comme ce qui se rapporte « aux circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence sur l’opinion publique que ceux qui font appel à l’émotion ou aux croyances personnelles ». La distinction entre le vrai et le faux s’éclipse donc devant l’efficacité du « faire croire ». À cause de la difficulté causée par la prolifération des post-vérités, nous risquons de ne pas stopper ce que Revault d’Allonnes appelle le « dépérissement du politique » (Le dépérissement du politique. Généalogie d’un lieu commun, Flammarion, 2002).

Quel est ce dépérissement qui nous éloigne de plus en plus de nos devoirs civiques ? Sa progression provient de la montée des populismes, ce spectre qui hante les États-Unis, le Royaume-Uni, la Pologne, la Hongrie et de nouveau l’Italie. De là à dire que ces phénomènes sont reliés à l’émergence de la post-vérité, il n’y a qu’un pas. Car ce type de vérité parallèle, axé aussi sur le mauvais usage des émotions, empêche le peuple de prendre des décisions rationnelles. Il risque de favoriser la tentation récurrente de préférer la compétence des experts à l’avis du peuple.

Jugement politique et pluralité

Tels les partis et les mouvements populistes, les promoteurs de la post-vérité tentent d’ensevelir la notion de délibération ; leur mode de gouvernance crée un imaginaire collectif et social appauvri où ils prétendent échapper à l’incertitude. Cela appelle la question qui, pour Myriam Revault d’Allonnes, est fondamentale : à quoi la post-vérité porte-t-elle atteinte ?

L’enjeu central du politique, ce n’est pas la conformité à la vérité, mais « la capacité à juger, à “opiner” (forger des opinions) ». De cette capacité dépend la constitution du « socle du monde commun ». La délibération et le jugement collectifs s’effectuent dans des conditions précises. Ces conditions ne sont certes pas celles des sciences de la nature, où les têtes chercheuses singulières exercent leur expertise par l’intervention de protocoles expérimentaux, ce qui leur permet d’arriver à une vérité mieux assise.

Le jugement politique s’opère dans le monde commun et par la mise en oeuvre de la pluralité — laquelle inclut gouvernants et citoyens et réunit les capacités dont aucun, à lui seul, ne dispose. Loin de désigner le relativismedes opinions, « la pluralité […] est indissociable de l’horizon des affaires humaines », nous dit la philosophe. C’est l’exercice de la pluralité qui, par l’accès potentiel au point de vue de tout autre, permet à chacun de dépasser les limites de sa subjectivité.

Si, dans nos systèmes démocratiques, il faut construire et protéger le « sens du vivre en commun » auquel conduit ce principe de la « mentalité élargie », c’est parce que le sensus communis, le sens de la communauté, engendre une philosophie politique de premier ordre. Pour délibérer et juger, il ne faut pas essentiellement se référer à la « connaissance » ni au sens d’une connaissance théorique abstraite ni au sens d’une connaissance technique spécialisée.

Tel que le mentionne la philosophe Danièle Letocha, dans une conférence prononcée durant le 85e Congrès de l’Acfas, « le discours politique ne consiste évidemment pas en une description exacte et vérifiable du monde tel qu’il est. Nous avons diverses sciences sociales pour achever cette tâche. Le discours politique pose d’abord une société idéale (parmi d’autres possibles) qui est celle du bien commun accompli, puis il juge le monde où nous sommes comme déficitaire, fautif, carencé, corrompu ou, du moins, loin du but. Faits et valeurs s’y conjuguent pour appeler non au savoir, mais à l’action ».

Vérités parallèles et indifférence

Dans la postface de la nouvelle édition (2021) de La faiblesse du vrai, Revault d’Allonnes propose un examen substantiel de la crise pandémique. On le savait déjà avant la crise sanitaire : l’antivérité est véhiculée par des affirmations conspirationnistes, climatosceptiques ou négationnistes en tout genre, lesquelles mettent en cause le socle des valeurs partagées.

S’il est essentiel pour la science de sauvegarder « l’idée de vérité partagée », alors il faut démocratiser son instance critique afin de contrer les effets délétères de l’antivérité. Autrement, la méconnaissance de la démarche scientifique augmente le risque de susciter, de manière renouvelée, l’« infodémie » dénoncée, en 2020, par le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le Dr Tedros Adhanom Ghebreyesus : « Notre plus grand ennemi à ce jour, ce n’est pas le virus lui-même. Ce sont les rumeurs, la peur et la stigmatisation. »

Myriam Revault d’Allonnes pointe un facteur qui aggrave la situation actuelle : au nombre agrandi des vérités parallèles s’ajoute désormais notre indifférence envers elles. Sur ce plan, écrit-elle, l’évocation du monde fictif de 1984 est des plus pertinentes : « Si, avec l’avènement de la post-vérité, le monde imaginé par Orwell dans 1984 a aujourd’hui de si fortes résonances, ce n’est pas tant parce qu’il dessine les traits d’un système totalitaire achevé. C’est avant tout parce qu’il figure un monde où l’idée de vérité aurait totalement disparu […]. Orwell en appelle, plus qu’au savoir institué, à la “vérité” du commun qu’est la common decency (la décence “commune” ou “ordinaire”) »

Qu’en est-il des rapports entre la post-vérité et le mensonge, notamment en histoire et en politique ? Dans nos sociétés démocratiques où le nombre des lecteurs de 1984 s’agrandit, l’antivérité et la fabrication des « faits alternatifs » relèvent-elles des mêmes mécanismes que l’idéologie totalitaire ? La réponse est non.

À l’analyse de cette idéologie, il faudrait ajouter une nuance : le souci propagandiste de « faire croire » existe bel et bien dans les dictatures et les totalitarismes du siècle dernier, mais, à la différence de la société dystopique décrite dans 1984, ces systèmes politiques fabriquent des idéologies dans lesquelles ils croient. Ce ne sont pas des récits fictifs pour justifier leur pouvoir.

À la fin de son oeuvre, Orwell ajoute un appendice sur les principes de la langue officielle nommée « novlangue » qui, dans la société imaginée, sera l’idiome unique de communication orale et écrite ; il suggère que la réduction au maximum du répertoire de la langue (la syntaxe et le lexique) réduit le domaine de la pensée. De plus, la simplification de la langue porte atteinte à ce « sens du vivre en commun » que nous, les Modernes, évoquons en référence à la faculté de juger dans le domaine de la politique. Le jugement des démocrates que nous sommes dépend de la qualité d’une information axée sur les faits, basée sur des sources crédibles et organisée par des gens compétents.

Historiquement, les Pentagon Papers analysés par Hannah Arendt montrent que le contre-pouvoir de la presse, dont use Daniel Ellsberg, parvient à transformer la réalité, rappelle Revault d’Allonnes. Par la suite, il en sera ainsi également des lanceurs d’alerte comme Chelsea Manning, Edward Snowden ou Irène Frachon, laquelle révélera le scandale du médicament Mediator en France. Ce mode de résistance à la croissance du désordre en politique, lequel émane de citoyens « ordinaires », n’est pas seulement « moral ». Il est potentiellement politique puisqu’il donne lieu à différentes initiatives civiques qui visent la transformation de notre monde commun. Nous ne saurions donc pas dissocier « les conditions d’une capacité du dire-vrai » de notre capacité à vivre ensemble dans un espace civique commun où nous ne renonçons pas à changer le monde, à changer la vie.

Des suggestions ? Écrivez à Robert Dutrisac : rdutrisac@ledevoir.com.



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