De l’idéal révolutionnaire au capitalisme exacerbé

L’âge d’or des réseaux sociaux serait-il passé? Comment expliquer l’apparente indifférence de ces plateformes envers les perturbations sociales qu’elles ont contribué à créer, pour le meilleur et pour le pire?
Illustration: Tiffet L’âge d’or des réseaux sociaux serait-il passé? Comment expliquer l’apparente indifférence de ces plateformes envers les perturbations sociales qu’elles ont contribué à créer, pour le meilleur et pour le pire?

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

Les déboires de Twitter (X), acheté à fort prix par Elon Musk puis secoué par des transformations successives censées rendre la plateforme plus rentable (et plus conforme aux idéaux de son controversé propriétaire), ont marqué les débuts d’une année difficile pour les réseaux sociaux et les sociétés qui les gèrent.

Le succès mitigé du métavers ainsi que les nombreuses mises à pied chez Twitter, Meta et Google illustrent la lutte sans merci que se livrent ces plateformes pour accaparer les revenus et rentabiliser leur entreprise. L’expérience des utilisatrices et utilisateurs s’en trouve affectée, puisque quiconque utilise fréquemment les réseaux sociaux Facebook et Instagram a remarqué l’omniprésence accrue des publicités et du contenu commandité, qui semble atteindre son paroxysme ces derniers temps. Même Google, le moteur de recherche le plus utilisé, voit sa fonction première presque menacée tant il est difficile de distinguer les résultats pertinents du contenu commandité lorsqu’une recherche est effectuée.

Plus récemment, la guerre ouverte que Meta livre à la loi C-18 — qui oblige les géants du Web à négocier des ententes de partage de revenus permettant de verser une compensation aux médias canadiens pour la publication de leurs contenus — démontre de façon éloquente que les impératifs financiers ont depuis longtemps préséance sur les idéaux initiaux qui avaient, selon leurs fondateurs, guidé la création de ces plateformes.

Par exemple, Instagram promettait « une façon rapide, belle et amusante de partager votre vie avec des amis à travers une série de photos ». Facebook se présentait comme « un répertoire qui connecte les gens ». Aujourd’hui, sur la publication dans laquelle le réseau social explique son opposition à la loi C-18, il réitère ces principes : « Les Canadiens et Canadiennes pourront toujours rester en contact avec leurs amis et leur famille, développer leurs entreprises et soutenir leurs collectivités. »

Pourtant, cette vocation de partage et de connexion entre amis, pour former une communauté, semble noyée dans des contenus commerciaux, des vidéos d’influenceurs et influenceuses, des contenus « suggérés » et des publicités en tous genres.

L’âge d’or des réseaux sociaux serait-il passé ? Comment expliquer l’apparente indifférence de ces plateformes envers les perturbations sociales qu’elles ont contribué à créer, pour le meilleur et pour le pire ?

Pour réfléchir à ces questions, nous proposons de puiser à la pensée de Thierry Bardini, sociologue des sciences et techniques et professeur au Département de communication de l’Université de Montréal. Dans un texte paru en 2000, tout juste après la grande crainte du « bogue de l’an 2000 » et avant la généralisation des réseaux sociaux, Bardini analyse la « révolution virtuelle » associée à l’avènement de l’informatique personnelle, en assimilant les prémisses initiales qui ont guidé les concepteurs, soit la convivialité, l’accès universel et l’interactivité, aux trois principes de l’idéal révolutionnaire français : liberté, égalité et fraternité.

Dans ce texte, Bardini montre que si un changement de paradigme a bel et bien eu lieu, les promesses sociales et politiques qui ont guidé cette révolution ont été transformées par les visées commerciales qui ont également nourri l’avènement du numérique à grande échelle. De la même façon, nous voudrions montrer que le capitalisme exacerbé qui affecte les réseaux sociaux agit en tant que contrepoint aux idéaux révolutionnaires qui sous-tendaient leur création, expliquant les problèmes actuels qui les affectent.

Le premier principe qu’identifie Bardini est la liberté. À la base de la création des réseaux sociaux réside la possibilité pour l’usager de créer son propre contenu, se libérant ainsi de la médiation des organismes de presse et des organisations culturelles. Sans les coûts associés à l’époque pour bénéficier d’une tribune (financiers, techniques et en matière de connaissances), et sans principes déontologiques ou standards à respecter, les réseaux sociaux laissaient place à du contenu « maison » pouvant être relayé à grande échelle grâce aux possibilités de repartage et aux mots-clics (hashtags). Bien que certains estiment que l’idéal de liberté en vaut la peine, les revers de la médaille sont multiples : multiplication de contenus haineux, erronés, fallacieux, de pauvre qualité, chambres d’écho qui enferment les gens dans des biais de confirmation perpétuels, et, plus récemment, la radicalisation en ligne amplifiée par la pandémie.

Le second principe est l’égalité : initialement, la promesse était que chacun aurait la même voix que les autres, sans hiérarchie et sans que la plateforme décide qui a le droit de parole. Cette égalité était facilitée par un design convivial, mais aussi par la gratuité qui caractérise tous les réseaux sociaux. Cette gratuité, toutefois, venait avec un coût, celui des publicités et de la collecte de données personnelles, qui rendaient l’opération rentable. Là encore, toutefois, dans un premier temps, ces publicités, plus discrètes, semblaient un moindre inconvénient pour atteindre l’idéal révolutionnaire.

Enfin vient la fraternité. Comme nous l’avons vu, les plateformes promettaient au départ d’offrir un moyen d’entrer en relation avec ses amis, de « partager sa vie ». La révolution devait concerner la manière même dont on fait communauté. On pourrait garder contact avec ses amis d’enfance même après avoir changé de ville, ou alors trouver des gens qui ont les mêmes passions que soi. Cette nouvelle fraternité opérait un changement majeur, car elle passait d’une ère où le principal attrait d’Internet était l’anonymat (et donc la possibilité d’être qui on veut en ligne) à une ère où on fournissait autant d’informations que possible pour retrouver ses amis et contacts professionnels. Là aussi, toutefois, il semblait que le jeu en valait la chandelle.

Incontournables

 

Force est de constater que la combinaison de ces trois promesses — celles de la liberté, de l’égalité et de la fraternité — a été populaire. Les réseaux sociaux sont devenus si incontournables qu’aujourd’hui, les médias, les organisations culturelles, mais aussi les entreprises doivent passer par ces plateformes pour rejoindre leurs publics, leur consacrant l’essentiel de leur budget publicitaire. Ce faisant, elles se placent aussi à leur merci, subissant les affres de leurs algorithmes, mais aussi de leurs décisions et sautes d’humeur (comme le démontre la saga Twitter et sa désignation de Radio-Canada comme « média d’État », qui a forcé cette dernière à se retirer temporairement de la plateforme).

Pour les usagers, l’esprit de « far west » des débuts s’est progressivement assagi pour plaire à une plus vaste gamme d’usagers et d’annonceurs, mettant en avant des politiques de censure aux biais évidents, souvent au détriment des femmes et des artistes. Bref, la liberté a perdu du terrain à mesure que les réseaux sociaux sont devenus des incontournables et ont pu imposer leurs propres intérêts commerciaux, mais aussi leurs caprices, tant aux annonceurs qu’aux usagers.

L’égalité en a aussi pris un coup. Tout d’abord, si les réseaux sociaux présentaient initialement, à chaque usager, tous les messages de ses amis, les algorithmes se sont complexifiés pour prioriser certains types de contenus, si bien que certaines voix sont maintenant plus fortes que d’autres. Des professionnels proposent aujourd’hui leurs services pour « optimiser » la place des contenus malgré les algorithmes. De plus, la logique capitaliste a récupéré la création de contenus avec l’avènement des influenceuses et influenceurs, qui deviennent aussi des vecteurs de transmission de contenus commandités, avec des degrés variables de transparence. Ainsi, l’égalité des voix a cédé le pas à une professionnalisation accrue de la création et de la diffusion des contenus sur les réseaux sociaux.

Finalement, la fraternité promise se fait aujourd’hui sur la base des intérêts et des croyances communs, notamment en raison du phénomène des chambres d’écho cité précédemment, mais surtout à cause des algorithmes qui suggèrent du contenu similaire (y compris, parfois, du contenu de désinformation) et gardent les gens captifs sur les plateformes plus longtemps. Le développement de formats vidéo courts qui capturent l’attention des gens est aussi un autre développement récent, expliquant la popularité de TikTok et l’intégration des courtes vidéos (nommées reels) à Instagram et à Facebook. Plutôt que d’entrer en contact avec ses amis, voisins et collègues, on regarde donc des vidéos de chats, des influenceuses qui vantent un mascara et, surtout, de très nombreuses publicités ciblées et « optimisées » pour nous séduire.

Si Bardini avait déjà souligné, en 2000, que la technologie perdait de son caractère « révolutionnaire » en compromettant ses idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité, force est de constater que les réseaux sociaux ont suivi un chemin similaire, promettant d’abord de faire revivre ces principes, pour ensuite les sacrifier une fois leur popularité bien assise. C’est peut-être le lot de toute révolution de ne mener, en fin de compte, qu’à une nouvelle forme de bourgeoisie, tant la logique capitaliste semble irrésistible.

Peut-être est-ce parce que nous comprenons mieux cela que nous sommes plus prudents face aux nouvelles promesses révolutionnaires, comme c’est le cas avec Mastodon, Threads et d’autres censés remplacer Twitter.

Des suggestions ? Écrivez à Paul Cauchon : pchauchon@ledevoir.com. Pour lire ou relire les anciens textes du Devoir de philo, rendez-vous sur notre site Web.

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