Abandonner les ruines ruineuses

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Illustration: Tiffet « Au-delà de la pollution qu’ils engendrent, directement par leur production ou par leur existence, ces "ressources" ont pour objectif de perdurer, de devenir des éléments majeurs de nos espaces de vie, de nos environnements », indique l'auteur.

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

Depuis quelques années maintenant, le Québec semble vivre une frénésie urbanistique comme il en a rarement connu. Les grands projets d’infrastructures se multiplient, suscitant autant d’espoirs que de critiques. Il est question ici d’un REM de l’Est hors-sol, là d’un prolongement de l’autoroute 19 « carboneutre », là-bas d’un 3e lien « écologique ». Ailleurs, on évoque la possibilité d’un stade de baseball, tandis qu’un amphithéâtre en forme de détecteur de fumée attend toujours son équipe de hockey. Et c’est sans parler du centre commercial Royalmount, qui est finalement en train de s’installer au carrefour de l’échangeur Trudeau, de l’amphithéâtre de béton pour lequel 1000 arbres matures ont été rasés par l’administration Coderre au parc Jean-Drapeau, ou du centre de transbordement de conteneurs que l’entreprise Ray-Mont Logistiques tente d’imposer au coeur du quartier Hochelaga.

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Ce texte fait partie de notre section Perpectives.

Chaque fois, des tonnes de métal et des milliers de mètres cubes de béton pour quelques promesses d’emplois et surtout d’importantes retombées financières rapidement privatisées. Chaque fois, des enjeux économiques décrits comme absolument nécessaires s’opposent à des enjeux sociaux et environnementaux pourtant tout aussi cruciaux à l’heure de l’urgence écologique qui est la nôtre. Les débats font donc rage, dans les territoires concernés, au Salon bleu ou dans les colonnes « Libre opinion » des divers quotidiens québécois, mais sans parvenir à faire pencher les décideurs ni le grand public d’un côté ou de l’autre de la balance, et ce, malgré la pertinence des arguments urbanistiques avancés tout comme la qualité des démonstrations historiques présentées.

Des projets imposés d’en haut

Pour sortir d’un débat devenu stérile par absence même de discussions possibles (on ne parle même pas encore de consensus), il convient de changer de perspective et d’adopter de nouveaux outils pour penser la situation. Or, un concept philosophique récent semble à même de pouvoir nous éclairer : celui de « communs négatifs ». D’abord énoncé en anglais dans un article de 2001 sur la réinvention des communs publié par les sociologues Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen dans la Revue canadienne d’études du développement, le terme a ensuite été repris par le philosophe français Alexandre Monnin, qui en a fait une notion à part entière désignant « des “ressources” matérielles ou immatérielles “négatives”, telles que les déchets, les centrales nucléaires, les sols pollués ou encore certains héritages culturels (le droit d’un colonisateur, etc.) » (Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement, Paris, Éditions Divergences, 2021). Tout comme les communs, revalorisés par l’économiste américaine Elinor Ostrom (1933-2012), sont des ressources matérielles ou immatérielles partagées et gérées collectivement par une communauté en vue de les préserver ou de les maintenir, les communs négatifs sont ces ressources que nous produisons et dont nous devons prendre soin, et ce, malgré leur impact négatif sur la communauté et son environnement. Cette qualification, qui peut faire débat tant certaines des initiatives mentionnées précédemment relèvent moins de la décision collective que de l’imposition verticale, et donc moins du commun que de l’« incommun », a néanmoins pour avantage, selon Monnin, de favoriser la réappropriation démocratique de sujets et d’objets qui échappaient jusqu’alors à la communauté, en vue d’en changer, voire d’en cesser l’usage. Tels sont les pesticides, les réserves d’énergies fossiles, les centrales nucléaires, mais aussi le numérique, explique le philosophe. Tels sont aussi les grands projets urbanistiques.

En effet, au-delà de la pollution qu’ils engendrent, directement par leur production (on sait que le béton contribue aujourd’hui à la raréfaction croissante de la ressource mondiale en sable), ou par leur existence (le 3e lien contribuera ainsi, selon les experts, à accroître, comme le fait toute nouvelle route, la circulation automobile et donc la pollution et les émissions de gaz à effets de serre qui lui sont liées), ces « ressources » ont pour objectif de perdurer, de devenir des éléments majeurs de nos espaces de vie, de nos environnements. Ces projets vont donc s’inscrire dans notre paysage, dans notre quotidien, bouleversant souvent l’ordre établi de nos vies (tel est le cas du REM aérien dans l’est de Montréal ou du projet de centre de transbordement de Ray-Mont Logistiques, qui déversera des milliers de camions dans les rues d’Hochelaga). Leurs conséquences esthétiques, écologiques, existentielles souvent néfastes devront bien être subies/vécues pour des dizaines d’années par les populations, d’autant plus que ces infrastructures auront tendance, si on se fie aux autres réalisations au Québec, à se dégrader rapidement, devenant ainsi, à l’instar de certains ponts ou tronçons autoroutiers, les « ruines ruineuses » dont parle Alexandre Monnin pour expliciter sa notion de « communs négatifs ».

Caractère non démocratique

Nous sommes donc en train de choisir, voire déjà de construire, les biens communs de demain, et ce, sans grande concertation démocratique. Or, c’est là aussi tout l’intérêt de cette notion de « communs négatifs » que d’attirer notre attention sur cette absence de prise en compte de l’avis de la population.

Le caractère paradoxal de cette dénomination (appeler « commun » ce qui n’en est pas un) souligne a contrariol’absence de prise en charge démocratique des infrastructures décrites : la négativité, loin de se cantonner à un rejet motivé par la peur, pourrait bien tenir d’abord et avant tout au caractère non démocratique de la gestion d’infrastructures jugées cependant nécessaires du point de vue de l’intérêt général. (Alexandre Monnin, « Les “communs négatifs”. Entre déchets et ruines », Études, 2021).

Cette notion de « communs négatifs » est également intéressante, précise le philosophe, car elle signale la « perte du sens de la communauté » et la « rupture avec les cycles du vivant », nous invitant dès lors à juger les projets entrepris à l’aune de ces deux critères essentiels. Contrairement aux biens communaux auxquels se réfère la notion de « communs » et qui ont une utilité, c’est-à-dire des effets positifs pour la communauté qui en prend soin et qui lutte contre la privatisation de certaines ressources en affirmant la propriété collective d’espaces de travail, de production ou de vie, la notion de communs négatifs « s’attache aux problèmes soulevés par la gestion de certaines réalités dont les effets sont négatifs, notamment dans le domaine environnemental » (Ibid., p. 59).

Or, ces infrastructures que nous nous construisons avec nos deniers publics (même lorsqu’ils sont exploités par le secteur privé, comme dans le cas de l’amphithéâtre du parc Jean-Drapeau) sont des propriétés communes, des biens nous appartenant en commun et dont nous avons tant la charge que la responsabilité. C’est d’ailleurs toute l’idée de la notion de « communs négatifs » que de nous aider à regarder ces projets depuis l’avenir, de nous aider à « problématiser la question de l’héritage et à repenser l’action politique à cette aune », précise Monnin dans le livre Héritage et fermeture. Si on sait que le Québec a, comme l’a si joliment montré Marie-Hélène Voyer, « l’habitude des ruines », le concept de communs négatifs peut l’aider à penser, en amont, les conséquences de ses choix.

Corridor naturel métropolitain

L’autoroute Métropolitaine, qui divise le nord de l’île de Montréal comme une balafre de béton, exemplifie parfaitement cette notion. Alors que des travaux de réfection s’imposaient, visant notamment la section la plus achalandée située entre les boulevards Saint-Laurent et Pie-IX, des projets audacieux ont émergé sous la plume d’architectes afin de transformer ces ruines ruineuses en ruines pittoresques. On parlait ainsi d’enfouir les voies de circulation pour faire du tablier de béton un « immense parc dans lequel on cultiverait des fruits et des légumes » (24 heures, 24 janvier 2020). En 2017, dans un texte intitulé « Accoter les aurores », l’écrivaine écoféministe Pattie O’Green avait déjà dressé le portrait, alors encore imaginaire, de cette réappropriation de l’autoroute métropolitaine, cet « horrible mastodonte », en un « corridor naturel métropolitain », démocratiquement choisi, sorte d’autoroute de verdure reliant Montréal à Ottawa. Un bien commun qu’il faudrait alors dire positif en lieu et place de ce commun négatif que les années 1960 nous ont légué.

Si nous n’en sommes pas encore là, force est néanmoins de constater que la notion de commun négatif nous aide à penser le présent et les choix que nous avons à faire en fonction de leur impact futur et de la responsabilité collective que nous avons de nos réalisations et de notre monde.

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