Faut être con pour choisir la profession d’enseignant

Dix-neuf ans: c’est le temps que ça prendra avant qu’une étudiante au baccalauréat en enseignement gagne plus d’argent qu’un enseignant non légalement qualifié (NLQ).
Getty Images Dix-neuf ans: c’est le temps que ça prendra avant qu’une étudiante au baccalauréat en enseignement gagne plus d’argent qu’un enseignant non légalement qualifié (NLQ).

Martin et Martine décident de devenir enseignants au secondaire. Martin commence immédiatement à travailler comme enseignant non légalement qualifié (NLQ). Martine décide d’aller faire son bac avant d’enseigner.

Dix-neuf ans : c’est le temps que ça prendra avant que Martine gagne plus d’argent que Martin.

Martin, qui est NLQ, n’a pas droit aux augmentations annuelles. Son salaire est fixe tout au long de sa carrière. Martine a droit aux augmentations annuelles, mais elle a passé quatre années à étudier. Quatre années pendant lesquelles Martine s’endettait alors que Martin était occupé à gagner de l’argent. Occupé à gagner de l’argent, mais pas nécessairement à bien enseigner. En tout cas, à enseigner du mieux qu’il peut, sans formation.

C’est la « situation problème » que j’ai présentée à mes collègues dans le cadre d’une activité de pilotage pour un cours de didactique de quatrième année du bac en enseignement. La conclusion de mon activité a été reçue comme une claque au visage par les plus jeunes du groupe. Pour moi (j’ai 46 ans) et les trois autres vieux et vieilles de mon groupe, ça a été reçu comme un coup de pied aux couilles, même pour celles qui n’en ont pas. Après tout, 19 ans, c’est plus ou moins l’entièreté de notre deuxième carrière d’enseignant.

Mais Martin est rempli de bonne volonté. Il veut sincèrement aider ses élèves et bien enseigner sa matière. Alors, il demande conseil à Martine qui, elle, a fait son bac. Elle connaît les différentes approches pédagogiques et les effets qu’elles auront sur les élèves. Elle maîtrise sa matière et les différentes approches didactiques. Elle sait comment varier son enseignement pour que les 2 élèves qui sont dans le spectre de l’autisme, les 4 élèves présentant des troubles de comportement et les 3 élèves qui font de l’anxiété dans l’tapis évoluent tous aussi bien que les 23 autres élèves de sa classe. (Ne sortez pas votre calculatrice, ça fait 32 élèves dans la classe.)

Donc Martin demande conseil à Martine pour savoir comment donner le meilleur cours possible. Martine retient l’envie profonde d’envoyer chier Martin, qui a pris un raccourci et qui n’a pas fait son bac. Elle retient son envie de l’envoyer paître parce qu’elle sait que, si elle n’aide pas Martin, ce sont les élèves qui vont en subir les conséquences. Alors, elle prend de son temps, qui n’est pas reconnu dans sa tâche officielle, pour aider Martin.

Martine s’est réveillée ce matin (vendredi 15 septembre) et a lu les grands titres. Drainville veut réduire le bac en enseignement de quatre ans à trois ans. Martine ne peut encaisser cette nouvelle insulte à sa formation, à sa profession. Tant pis pour les cours, elle retourne se coucher. Mais elle ne peut pas fermer l’oeil, elle pense à ses futurs élèves qui n’auront pas la chance de bénéficier de toute l’expertise dont elle s’est dotée lors de ses quatre ans de formation. Elle ne peut pas faire le choix d’abandonner, ce sont les élèves qui en paieront le prix. Elle se retrousse les manches et retourne à l’université terminer son bac.

Bref, il faut être con pour choisir d’être enseignant. Et je suis con de tout mon coeur.

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