Un monde meilleur, en voilà une fiction!

Les féministes qui se rencontrent sur l’Acropole, haut lieu de l’histoire grecque, ont pour noms Ancyl, Aphélie, Avertine, Adizetu, Édith, Epsilonne et Xanthippe, qui, historiquement, fut la femme de Socrate et qui, dans le Pique-nique, prend sa revanche intellectuelle sur son homme et ses discours.
Illustration: Tiffet Les féministes qui se rencontrent sur l’Acropole, haut lieu de l’histoire grecque, ont pour noms Ancyl, Aphélie, Avertine, Adizetu, Édith, Epsilonne et Xanthippe, qui, historiquement, fut la femme de Socrate et qui, dans le Pique-nique, prend sa revanche intellectuelle sur son homme et ses discours.

Une fois par mois, sous la plume d’écrivains du Québec, Le Devoir de littérature propose de revisiter à la lumière de l’actualité des oeuvres du passé ancien et récent de la littérature québécoise. Découvertes ? Relectures ? Regard différent ? Au choix. Une initiative de l’Académie des lettres du Québec, en collaboration avec Le Devoir.

En 1979, sous le nom de Louky Bersianik, Lucile Durand-Letarte publie un récit intitulé Le pique-nique sur l’Acropole. Cahiers d’Ancyl, dans lequel elle reprend pour le transformer Le banquet de Platon, un des textes fondateurs de la philosophie occidentale, transmis avec respect à travers l’histoire. Sortie de la pensée binaire, éclatement des genres, prise de parole des femmes, jouissance : tout est déjà en place pour faire basculer l’ordre ancien.

S’approprier cette oeuvre importante est d’emblée chez Bersianik un geste iconoclaste. Le pique-nique… fait résonner en lui le texte fort étudié de Platon, mais il y introduit une étrangeté. Sous la plume de l’écrivaine, la question de l’amour est débattue à travers des dialogues entre femmes, déplaçant ainsi de façon irrévérencieuse les propos sur Éros de Socrate et de sa bande d’amis et conduisant joyeusement les doctes pensées vers la question de la jouissance féminine.

Ce texte est publié via notre section Perspectives.

Si les femmes et même la joueuse de flûte ont été évincées du banquet donné par Agathon, Bersianik elle, durant son petit pique-nique entre bonnes femmes, donne à entendre les réflexions d’une minuscule armée de terroristes prêtes à dynamiter le texte grec et à ridiculiser la pensée de Socrate pour en relever le caractère foncièrement misogyne. Du banquet solennel et grandiose du philosophe ancien, Bersianik fait une ou deux bouchées de sandwich, lors d’un pique-nique nocturne et informel qui fait la nique à l’histoire de la philosophie en se voulant ludique.

Le patriarcat comme terrain de jeu

 

Les hommes sont, pour Bersianik, encore et toujours conviés à des banquets intellectuels dignes de celui de Platon et ils refusent de participer à de vrais lieux mixtes où la place des femmes n’est pas déterminée d’avance. Dès le début du Pique-nique…, Bersianik regrette l’absence des hommes à la fête qu’est son livre. Ce sera pour une autre fois ! Il est temps de créer un lieu où les femmes peuvent s’inventer au centre même du terrain de jeu patriarcal, la philosophie socratique, en la faisant imploser.

L’iconoclasme de la pensée de Bersianik n’est pas simplement parodique et amusant. Il se veut tactique et, donc, politique. Il est question de désacraliser la philosophie et d’entrer en dialogue avec elle, quitte à la forcer et à lui faire passer un mauvais quart d’heure.

Beaucoup d’écrivaines du féminisme, bien au-delà des années 1960 et 1970, ont voulu travailler à une reprise politique des textes de la tradition. On pense à Monique Bosco et à sa réécriture de Médée, à Nancy Huston reprenant le personnage tragique de Jocaste, et même à Amélie Nothomb qui écrit la vengeance des femmes enfermées et assassinées dans Barbe bleue.

Ces réinscriptions appropriatrices de mythes et de contes font apparaître et vivre non seulement une réflexion originale mais aussi des personnages féminins que l’histoire a étouffés. Chez Bersianik, ce détournement du Banquet se donne à voir à travers une déformation par un objet littéraire hétéroclite, du dialogue philosophique qui jouera ainsi avec l’essai, le manifeste politique, le pamphlet, le poème, la fable, des coupures d’articles dans le journal, des dialogues et des bavardages, la proposition scientifique (le rapport Hitesur la sexualité des femmes), des feuilles blanches où s’inventer, des photos, et qui inclura aussi des eaux-fortes et des tailles-douces de Jean Letarte, le mari de Bersianik.

L’ensemble du livre reposera sur une structure faisant signe à la musique (prélude, concerto, fugue). Le recours constant à des citations, puisées à travers la pensée des femmes, vient créer une communauté intellectuelle à l’intérieur d’un livre refuge. Les femmes seraient à l’étroit dans la forme convenue qu’est le livre. Il faut réinventer ce dernier pour en détruire la linéarité, l’aspect rigide. Le genre du cahier (au pluriel ici), qui donne son sous-titre au Pique-nique…, permet un art impur du collage, un bric-à-brac esthétique, irrespectueux de la pureté philosophique construite à travers les âges. Ce faisant, Bersianik montre de façon paradoxale le caractère peu conventionnel du dialogue socratique et sa liberté qu’elle mène à son paroxysme.

Avec Le pique-nique sur l’Acropole, ce n’est pas la première fois que Louky Bersianik envahit le territoire de la tradition. Dans L’Euguélionne, en 1976, elle avait pénétré sans vergogne les lieux sacrés du texte biblique et des récits de voyage (tels qu’ils avaient été pratiqués par les écrivains du XVIIIe siècle : Swift, Gulliver et Voltaire) afin de montrer, dans la lignée des Lumières, l’arbitraire des valeurs sociales et des identités sexuelles.

C’est de L’Euguélionne que sont nés les Cahiers d’Ancyl. Le chapitre 63 du troisième volet du livre, portant sur Ancyl, s’est vu constituer en un ensemble imposant qui a pu prendre corps dans un texte autonome. Mais Ancyl, comme beaucoup de personnages de Bersianik, se retrouve dans plusieurs ouvrages de l’écrivaine. On la voit dans les poèmes, les nouvelles ou les pièces de théâtre, montrant ainsi que l’oeuvre entière propose un devenir femme qui ne peut être donné sans penser à une transformation incessante d’une posture féminine à travers l’écriture.

Les féministes qui se rencontrent sur l’Acropole, haut lieu de l’histoire grecque, ont pour noms Ancyl, Aphélie, Avertine, Adizetu (petite fille africaine excisée dont l’histoire a été racontée dans La Presse), Édith, Epsilonne et Xanthippe, qui, historiquement, fut la femme de Socrate et qui, dans le Pique-nique, prend sa revanche intellectuelle sur son homme et ses discours. Xanthippe ici sait parler aussi bien que son philosophe de mari. Elle avoue même préférer, comme son époux célèbre, les jeunes garçons aux vieux hommes.

Le personnage d’Ancyl, qui est présenté dès le sous-titre de l’oeuvre, fait signe par son nom à une position de servante dont le vocable latin ancilla est l’écho. Par la ressemblance du mot ancyl au mot grec ankylos, qui désigne un état courbé, on ressent tout le fardeau que cette femme porte et que seule sa venue à la parole permettra d’abandonner. Un grand nombre de textes féministes ont exploré la nécessité de trouver une voix pour les femmes prises dans les silences de l’histoire. De Marie Cardinal, dans Les mots pour le dire, à Annie Leclerc, dans Parole de femmes, la nécessité d’une parole au féminin s’impose.

Le chaos jouissif de la langue

 

C’est la langue qui permet la naissance des femmes. Le féminisme de Bersianik demande une prise en compte philosophique de la jouissance féminine, qui n’aurait existé qu’à travers le désir masculin. La possibilité d’un auto-engendrement collectif à partir d’une manière de revisiter les origines est centrale à cette pensée d’un féminin mis à l’écart et relégué à des postures intellectuelles et à des positions pratiques et sexuelles qui ne lui conviennent pas.

Ce désir d’entrer dans la langue, inscrit, par exemple, dans une tactique de féminisation des mots et d’envahissement du territoire du langage, repose sur la foi en la possibilité d’une écriture où le corps et la jouissance des femmes en viendraient à trouver un lieu d’existence. À l’heure actuelle, alors qu’on veut faire apparaître des identités autres à travers une écriture inclusive, le texte de Bersianik fait signe à l’infinie capacité créative du langage, à son immense possibilité ludique. La langue évolue et doit demeurer malléable.

L’horizon utopique et politique chez Bersianik ne peut être atteint qu’à travers des associations, des jeux et déformations de mots qui maltraitent la syntaxe à travers un corps à corps intime.

La naissance de la Cariatide

 

En ce sens, les cariatides, ces statues-colonnes qui portent l’Acropole sur leur front, qui soutiennent l’édifice de l’histoire ancienne grecque et assurent les fondations de la grandeur hellène, sont sommées de participer au pique-nique, de prendre corps et de quitter l’immobilité historique que le marbre leur confère. Elles doivent cesser, ces dignes vestales, d’être le support bienveillant d’une loi qui les ignore et ainsi passer d’un idéal apollinien de la beauté à une pratique dionysiaque de leur corps.

À la toute fin du récit, une cariatide, qui a perdu le i grec qui l’emprisonnait, commence à bouger. « Des bras lui ont poussé qui soulèvent Avertine et la tiennent serrée contre elle comme une enfant sauvée de justesse tandis que cette TERRIBLE VIVANTE saute prestement du mur d’appui et marche […] dans un nuage de poussière où s’infiltre l’aube de ce jour. […] Avertine n’a pas peur. Elle est épuisée. […]. La voilà qui s’endort dans les bras de la Cariatide qu’elle a mise au monde. » Par cette naissance de la Cariatide, Avertine l’accoucheuse se crée une mère et s’inscrit dans une lignée.

On pourrait bien sûr s’attarder à l’aspect burlesque et enfantin de l’écriture de Bersianik qui, dans le monde utopique qu’elle crée, ne peut échapper à ce que certains voient encore comme une naïveté ou un lyrisme outrancier. À l’heure des dystopies inquiètes, souvent féministes (on songe à Le Guin ou à Margaret Atwood), le côté franchement ludique du texte peut faire sourire. Or toute vraie utopie possède une part enfantine de candeur. Imaginer un monde meilleur ne relève pas d’une pensée comptable, prise dans les pièges d’un réalisme étroit, sans débordement. Il faut faire appel à une imagination débridée pour croire à une vie autre et joyeuse, alors que tout nous invite à un catastrophisme de bon aloi.

« Il faut détruire les sexes. Ne pas cloisonner », confie Bersianik en entrevue. À l’heure actuelle, on parlerait d’une sortie de la pensée binaire. C’est bien à cet éclatement des genres stéréotypés, qui commence par une anarchie foutant le bordel au sein de la langue et du genre, que nous invite Bersianik dans son Pique-nique… Et ce chaos au sein du grand banquet occidental, bien souvent cannibale, a de quoi faire rêver. Un monde meilleur ne peut prendre racine que dans de la fiction. Et c’est cette puissance littéraire contre la philosophie que fait entendre Bersianik, dans les rires et avec une certaine joie.

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Le pique-nique sur l’Acropole. Cahiers d’Ancyl

Louky Bersianik, VLB Éditeur, Montréal, 1979 ; Typo, 1992 (édition épuisée)



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