Pierre Petitclair ou habiter la langue

La pièce «Une partie de campagne» de Pierre Petitclair propose des leçons qui méritent d’être méditées encore aujourd’hui.
Illustration: Tiffet La pièce «Une partie de campagne» de Pierre Petitclair propose des leçons qui méritent d’être méditées encore aujourd’hui.

Une fois par mois, sous la plume d’écrivains du Québec, Le Devoir de littérature propose de revisiter à la lumière de l’actualité des oeuvres du passé ancien et récent de la littérature québécoise. Découvertes ? Relectures ? Regard différent ? Au choix. Une initiative de l’Académie des lettres du Québec en collaboration avec Le Devoir.

L’actualité a ramené sur la place publique la question du statut de la langue française et de la nature de ses relations avec la langue anglaise. La langue française est-elle vraiment en voie de perdition ? La parlerait-on si mal qu’il ne vaudrait plus la peine de la conserver ? Quel sens y a-t-il à avoir une langue commune ? Ces questions ne sont pas neuves.

Les discours sur la langue parlée ici ont régulièrement témoigné, au fil du temps, de la honte collective ressentie devant sa prétendue pauvreté, comme si la richesse d’une langue ne pouvait se mesurer que par sa relation à la faute. La littérature offre pourtant des pistes de réponse différentes. Ainsi, la pièce Une partie de campagne de Pierre Petitclair, seul dramaturge québécois marquant d’avant 1867, propose des leçons qui méritent d’être méditées, d’autant que la dramaturgie québécoise a su leur faire écho.

Ce texte est publié via notre section Perspectives.

Des gestes inauguraux

 

Pierre Petitclair (1813-1860) fait partie de la génération des écrivains qui, dans les années 1830 et 1840, se sont donné pour objectif de créer une littérature canadienne. Il publie poèmes, chansons et récits. Surtout il écrit du théâtre, joué devant des salles combles et publié en livres et dans des journaux. Les mots de Lucie Robert, pour qui « le théâtre représente la langue ; […] en donne une image publique ; […] l’affiche », décrivent bien l’oeuvre de Petitclair, qui déploie un état de la langue française, en offre une image lisible et en manifeste la présence dans l’espace public.

À Québec, en 1851, la population est modeste, 42 052 personnes, les anglophones comptant pour plus du tiers, voire la moitié. Mettre en représentation la langue française constitue donc un geste politique.

Les pièces de Petitclair se démarquent par la finesse des dialogues, dans lesquels chaque personnage parle une langue qui lui est propre sur le plan sonore (les prononciations et les accents étant traduits par divers procédés) comme sur le plan du lexique, toujours ancré dans des milieux géographique et professionnel spécifiques — les critiques louangent d’ailleurs la manière dont Petitclair peint la langue parlée. Elles s’inscrivent dans la veine du vaudeville, très en vogue en France à cette époque. Cette forme populaire, tendue vers une critique sociale ou politique, marie dialogues, musique et chansons.

Griphon ou la vengeance d’un valet(1837) met en scène la soumission forcée des filles, au moment où le Canada-Uni met en cause le statut juridique des femmes. La donation (1842) raconte, d’un point de vue burlesque, l’échec d’un stratagème visant à s’emparer d’une fortune grâce à un contrat de donation, pratique fortement critiquée dans les années 1840. Enfin, Une partie de campagne (1857) aborde frontalement la question de la langue commune sous l’angle de l’anglomanie, un thème remontant au XVIIIe siècle. L’auteur s’autorise ainsi à se moquer de ceux qui sont entichés de la langue, des modes et des manières anglaises.

Le thème avait inspiré à Joseph Quesnel sa pièce L’anglomanie ou Le dîner à l’anglaise (circa 1803). Il est encore bien vivant dans le Québec de 1857, où anglomanie et anglification font débat et où perdure la mémoire des satires françaises de l’anglomanie. Pensons au succès populaire du vaudeville Malvina d’Eugène Scribe (1828), d’une chanson de Gabriel, L’anglomanie (1822), et de celle de Béranger, Les boxeurs ou l’anglomane (1814), dont le titre a fini par donner son nom dans le Bas-Canada à l’air À coup d’pieds, à coup d’poings sur lequel elle était chantée, signe manifeste de sa popularité.

Une partie de campagne est une pièce où l’on se moque allègrement d’un jeune anglomane qui a changé son prénom de Guillaume en William et qui se pique d’être « fashionable », adoptant les coutumes anglaises, parlant anglais ou émaillant son discours de mots anglais. Il espère épouser une jeune Anglaise, Malvina, qui est francophile, mais à qui il s’obstine à parler anglais.

Le récit prend place à Saint-Augustin et raconte la visite d’un citadin, Louis, à son frère Joseph pour une « partie de campagne ». Petitclair y met en scène les visiteurs — Guillaume/William, son père, Louis, la belle Malvina et son frère Brown — et ceux qui les accueillent — l’oncle Joseph, la cousine Flore, son amie Eugénie, l’ancienne amoureuse de Guillaume/William, et l’amoureux de Flore, Baptiste, ainsi que ses amis. Se joignent à eux musiciens et villageois.

Un théâtre de la langue

 

Les personnages ont certes chacun leur caractère, mais aussi, ce qui est moins courant, une langue parlée qui leur est propre, et qui témoigne au premier chef de leur classe sociale et de leur degré d’éducation. Les trois jeunes filles, qui sont allées au couvent, parlent le français le plus châtié, gentiment moqué par Baptiste, mais Eugénie et Flore usent parfois de canadianismes ; leur langue est marquée par le milieu campagnard qui est le leur, contrairement à celle de Malvina.

Les deux frères ne parlent pas non plus tout à fait la même langue : celle de Joseph se rapproche de celle des villageois, il ne répugne pas à user d’expressions populaires comme « l’Eugénie à Michon José-Jean-Gnace », « saprelotte » ou « une pagée de clôture ». Quant à Baptiste, à ses amis et aux autres villageois, ils parlent une langue populaire dont Petitclair portraiture les variétés phonétiques, rythmiques et lexicales, ce qui rend les dialogues extrêmement vivants.

Il faut ajouter à ce portrait de groupeBrown le facétieux, qui présente Malvina comme « mon soeur, qui parlé français presque aussi ben qué moâ », et qui s’exerce, avec l’aide de Flore, à dire « amoureux » sans jamais y parvenir. La langue de Guillaume/William, elle, suinte le mépris à l’endroit de la campagne : « on n’y parle pas plus l’anglais, la langue à la mode, que l’on y porte les habits à la mode ».

Durant cette « partie de campagne », le spectateur verra Guillaume/William se ridiculiser en feignant d’ignorer où il est né (à Saint-Augustin) et de ne pas reconnaître son ancien ami, Baptiste, et son ancienne amoureuse, Eugénie. Guillaume/William sera aussi la cible de blagues qui le mettront dans l’embarras. Parti pour une expédition de chasse dans un canot qui prend l’eau, il se retrouve « trempe comme eune lavette », selon Baptiste, qui s’amuse du bon tour qu’il lui a joué avec l’aide involontaire d’un Brown hilare.

Pire encore, les habits secs en étoffe du pays, flanqués de la tuque des patriotes, prêtés par Flore et bien loin du chic anglais, le transforment en « oune bonne grosse habitante », dit Brown en rigolant. Baptiste forme avec Brown le duo héroïque de la pièce, révélant l’extériorité de Guillaume/William par rapport à la société villageoise et le désignant comme cible du rire, tout en soudant autour d’eux le cercle des rieurs. La partie de campagne se termine en musique, en danses et en chansons, dont Guillaume/William s’est exclu lui-même.

Petitclair fait tenir ensemble la variété linguistique affichée hors de toute notion de faute. Celui dont on rit, c’est l’anglomane corrigeant les autres et convaincu de parler bien la langue à la mode. Les villageois s’expriment quant à eux dans une langue colorée avec laquelle ils jouent, faisant rimer « fanatisse » avec « catéchisse », se plaçant ainsi, malgré leur accent et leur lexique, du côté de la maîtrise de la langue commune.

Hors Guillaume/William, personne ne tente de prendre avantage sur autrui en rabaissant sa langue. Lorsque Baptiste, un peu étourdi, commet ce qui semble des fautes, parlant de « politesse » au lieu de « politique », d’« élégance » au lieu d’« éloquence », Flore, loin de lui reprocher ses erreurs, le relance plutôt dans sa douce critique à l’endroit des politiciens et du notaire. Et certaines de ses expressions, comme « misantoupie » (pour « misanthropie »), ne sont pas perçues comme des fautes, mais comme des mots d’esprit.

En somme, la langue française est représentée comme une propriété commune plutôt que comme un outil de différenciation sociale : à travers elle se trouve scellée l’appartenance au groupe, par-delà les pratiques singulières.

Contrairement au schéma habituel du théâtre classique, dans lequel la langue populaire est celle des serviteurs, conversant principalement entre eux, les échanges vont ici dans tous les sens, sans hiérarchie. La manifestation du lien social culmine lors du choeur final, alors que tous, sauf Guillaume/William, chantent À la claire fontaine, alors considéré comme un hymne national. Dans la logique de la pièce, ce chant doit être rendu avec une réjouissante diversité d’accents, que le lecteur se plaît à imaginer.

Ainsi Petitclair met-il au point les premières conventions de transcription de la langue populaire québécoise, sans en exclure même le français cassé de Brown. La variété linguistique est posée comme fondatrice de la langue commune. Petitclair sera suivi dans cette voie par Hector Berthelot et son Ladébauche, par Gratien Gélinas et son Fridolin, par Michel Tremblay et sa riche galerie de personnages : tous habitent leur langue et la partagent de plein droit, témoignant ainsi de leur présence au monde. Leur ennemi : celui qui, faute d’habiter sa propre langue, ne sait que se mépriser lui-même.

Une partie de campagne

Comédie en deux actes de Pierre Petitclair (texte établi et annoté par Micheline Cambron et Louise Frappier, avec la collaboration de Mathilde Cambron-Goulet), Montréal, Groupe Nota bene (Alias), 2017, 174 pages



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