Arthur Buies et l’invention de soi

Dans ses chroniques, l’écrivain et journaliste Arthur Buies convoque des images pour échapper à la solitude et se découvrir.
Tiffet Dans ses chroniques, l’écrivain et journaliste Arthur Buies convoque des images pour échapper à la solitude et se découvrir.

Une fois par mois, sous la plume d’écrivains du Québec, Le Devoir de littérature propose de revisiter à la lumière de l’actualité des oeuvres du passé ancien et récent de la littérature québécoise. Découvertes ? Relectures ? Regard différent ? Au choix. Une initiative de l’Académie des lettres du Québec, en collaboration avec Le Devoir.

 

Qui n’a pas rêvé de s’inventer une vie ? Mieux : de se réinventer. Non pas pour s’offrir une destinée brillante et heureuse, mais pour saisir les occasions qui se présentent au gré des circonstances. La récente pandémie a montré que plusieurs personnes ont profité de cette mise entre parenthèses pour revoir leurs valeurs et le sens donné à leur existence. Certains ont modifié leur parcours professionnel ou lui ont fait prendre une autre direction. Dans des circonstances plus dramatiques encore, des migrants, des déportés ou des déplacés se trouvent, qu’ils le veuillent ou non, dans la situation de devoir réviser leurs priorités en fonction des exigences posées par les situations auxquelles ils sont confrontés.

Au cours de l’histoire, des millions d’êtres humains ont dû faire face à de telles alternatives. À partir des ressources dont ils disposent et des objectifs qu’ils se fixent, ils se sont fabriqué une vie qui, tout en étant redevable de leur passé, caractérise leur identité en raison des ruptures, des changements, des orientations qu’ils ont voulu ou pu lui apporter.

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Ce texte est publié via notre section Perspectives.

Le parcours de l’écrivain et journaliste Arthur Buies (1840-1901) pourrait être un bon exemple d’une vie qui s’invente, une suite d’épisodes bricolés au hasard des occasions. Né Buïe, il est le fils d’un père écossais et d’une mère canadienne-française qui décède alors qu’il n’a que deux ans. Ses parents s’étant installés en Guyane, il est élevé par ses grands-tantes, seigneuresses de Rimouski. À 16 ans, il rejoint son père en Guyane. Il en repart bientôt afin de poursuivre des études à Dublin, études qu’il abandonne pour aller à Paris. À 20 ans, il intègre brièvement les troupes de Garibaldi, en Sicile. Revenu à Paris, il échoue ses examens au baccalauréat et rentre au Canada en 1862. Il modifie alors l’orthographe de son nom et devient un membre actif de l’Institut canadien tout en collaborant aux journaux Le Défricheur et Le Pays.

Reçu par indulgence au Barreau en 1866, il part pour New York, puis pour Paris où il n’arrive pas à obtenir d’emploi. Janvier 1868 le voit de retour à Montréal, où il fonde La Lanterne canadienne (octobre 1868-mars 1869) puis L’Indépendant (1870), périodiques où il expose ses idées libérales et anticléricales. D’autres voyages (la Californie en 1874) et d’autres expériences journalistiques (Le Réveil, 1876, où il se porte à la défense de l’éducation) enrichissent l’expérience de ce féru de géographie qui ne tient pas en place et cherche ailleurs les conditions d’une existence qui pourraient le satisfaire.

Buies, personnage de roman

La rencontre avec le curé Antoine Labelle est l’épisode le plus connu d’une vie faite de rebondissements, et Buies doit cette notoriété à un écrivain des années 1930 qu’il aurait certainement vilipendé s’il avait été son contemporain. L’auteur traditionaliste Claude Henri Grignon en a fait l’un des personnages de son roman Un homme et son péché, publié en 1933, avant d’être adapté à la radio, au cinéma puis à la télévision, sous le titre Les belles histoires des pays d’en haut.

Arthur Buies y apparaît dans son rôle de secrétaire de Labelle, sous-ministre de la colonisation. Il est vrai que, à partir de 1879, Buies se voue à une cause qui lui tient à coeur, comme aux dirigeants de l’époque : la colonisation comme moyen de freiner l’exode des Canadiens français vers les États-Unis et outil de développement de la province de Québec. Nommé agent général de la colonisation en 1883, il s’adonnera irrégulièrement à ce service, en raison de son penchant pour la bouteille… Cela étant, par ses écrits, il fera connaître le Saguenay, l’Outaouais, les comtés de Rimouski et de Matane ainsi que le Témiscouata, entre autres lieux.

Les textes de Buies portent principalement sur la politique, l’éducation ou la religion. Parmi ses écrits, ses relations d’excursions réalisées en 1871 et 1872 dans le Bas-Saint-Laurent et Charlevoix confirment l’étendue de son talent et la variété de ses moyens littéraires. Ces articles témoignent d’intérêts multiples, d’un goût pour l’aventure et l’exploration, et adoptent un ton franc, sans détour, voire désinvolte. Aux yeux de la postérité, les textes parus dans Le Pays, L’Opinion publique et Le National vaudront à Arthur Buies la réputation de meilleur chroniqueur de son temps. Le lecteur le suit avec entrain dans ces textes, qui épousent tour à tour la forme du billet d’humeur, du pamphlet, de la description, du conte, de l’analyse ou de la critique.

La chronique, enchevêtrement d’impressions, d’idées et de rêveries, permet à Buies de « faire de la colonne », unité de mesure qui, selon les pratiques de l’époque, lui assure un repas, une sortie, un moment d’autonomie. En l’occurrence, les chroniques consacrées à Charlevoix et au Bas-Saint-Laurent lui donnent les moyens de profiter de la campagne pendant l’été. Autobiographiques avant la lettre, ses articles fourmillent d’intelligence, de perspicacité et de traits d’esprit. Buies dira : « indiscret et libre comme un chroniqueur ». Son anthologiste, Laurent Mailhot, écrira pour sa part qu’il « ajoute l’humour à l’ironie, corrige le sarcasme par le sourire ».

Les articles de Buies sont autant d’instantanés, comme le permet la chronique. Ses jugements donnent matière à réflexion et témoignent d’un désir d’engager le dialogue avec le lecteur, de le bousculer. « Le lecteur n’est pas toujours un être intelligent […] aussi j’en ai un suprême dédain, et j’entends bien dire ce qui me passe par la tête », écrit-il.

Ses textes semblent avoir été rédigés en deux temps. D’abord sous la forme de notes mentales ou brièvement consignées sur-le-champ, puis sous une forme plus achevée afin de satisfaire aux exigences du journal et du lecteur que Buies entend séduire par son ironie : « À Saint-Urbain, 160 voteurs, tous des rouges incorrigibles ; c’est désolant. » Qu’il affirme détester, comme dans sa visite du fjord du Saguenay, ou qu’il apprécie, comme son séjour à La Malbaie, aucun adjectif n’est superflu.

Les voyages à Cacouna, Tadoussac, Charlevoix, Rivière-du-Loup et Kamouraska sont l’occasion pour Buies de découvrir un pays auquel il est attaché, pays qu’il a connu plus jeune et qui s’est bien transformé depuis. Certes, il goûte la chaleureuse hospitalité de ses habitants, mais commente aussi les aléas qu’entraîne son éloignement de la ville, en particulier les communications. Par exemple, l’horaire des bateaux varie selon les caprices de la météo, de la marée, de l’humeur du capitaine, ce qui occasionne des retards dans les déplacements. L’acheminement du courrier suit le même parcours capricieux, ce qui le prive des nouvelles, celles concernant la vie politique en particulier.

Buies n’épargne à ses lecteurs aucun renseignement sur la météo et les déplacements des vacanciers. Il rapporte les effets d’un tremblement de terre survenu le 20 octobre 1870 et visite les mines d’ilménite (fer et titane) de Saint-Urbain dont l’exploitation est à ses débuts.

Un bon vivant

À chaque étape, l’un de ses leitmotive est celui de la femme. Les voyageuses font l’objet de son attention. Alors que les époux, parents et chaperons sont quasi invisibles, les femmes sont rangées dans deux catégories : les Américaines et les Anglaises du Canada. Ces dernières, en l’occurrence épouses d’entrepreneurs de pompes funèbres, montrent un attachement inconditionnel à la mère-patrie, où elles ne sont cependant jamais allées, selon notre observateur. Par ailleurs, Buies est admiratif de nos voisins du Sud qui « voyagent moins pour le plaisir que pour connaître et comparer ».

Dans ces contrées de villégiature, nulle église, du moins Buies ne les voit pas, lui qui va d’hôtel en hôtel, de maisons en lieux de plaisir, où l’on sait danser et boire. Il en rapporte des anecdotes qui témoignent des superstitions d’un peuple crédule ou tournent en ridicule certains membres du clergé, comme dans cette histoire d’un curé chasseur de démons.

Kamouraska lui donne l’occasion de se remémorer sa jeunesse où, avec une bande d’amis, il se montrait « ingénieux jusqu’au prodige dans l’invention des divertissements nouveaux, et toujours jeunes ». Des Éboulements, Buies rapporte l’histoire de ce chasseur qui, tombé dans un arbre creux, croit sa fin venue en voyant un ours s’y engager à son tour. Mais le chasseur s’en sortira miraculeusement, accroché au plantigrade tout aussi surpris que lui de devoir partager ce logis inconfortable. Que dire de sa tentative d’une baignade dans les eaux glaciales en face de Tadoussac ? Ou de la visite de cette voisine de chambre dans le besoin, dont les trois fils sont respectivement marchands… de guenilles, officier, soit balayeur d’offices, et seigneur, c’est-à-dire saigneur de cochons ? Chez Buies, l’humour potache n’est jamais loin des considérations métaphysiques.

Comment ne pas mêler les rires aux larmes à la lecture ? Prenons sa relation d’une expédition dans l’arrière-pays de Tadoussac, en compagnie du propriétaire de l’hôtel et du guide Willy, qui les mène jusqu’à un lac dont il a la garde. L’expédition prend des airs de voyage initiatique, comme si Adam et Ève, chassés du paradis, découvraient ce pays où Dieu aurait vidé le sac de la Création, en y créant un amoncellement de rochers, de gorges et de chemins empierrés. Ici, la forêt offre l’« image désolante des combats que l’homme livre à la nature », luttant contre la terre ingrate, le ciel glacé, le feu qui embrase la forêt, la faim et l’isolement. « Dans le silence et l’infini, écrit Buies, nous étions seuls »… avec les moustiques et la nymphe Écho, familière des Muses et, comme l’auteur, malheureuse en amour. Heureusement, L’Isle-aux-Coudres offre un versant plus riant du paradis perdu.

Appartenant au royaume de la subjectivité, les antiphrases, les railleries, les images de Buies sont une manière d’échapper à la solitude et de se découvrir. Alors que se prolongent les chaleurs estivales, se plonger dans les « chroniques balnéaires » offre un bain de fraîcheur. Ses chroniques rappellent que nous nous déplaçons toujours avec nous-mêmes et que, malgré nos efforts pour nous redéfinir, notre avatar est à l’image de l’être que nous sommes.

Chroniques I

Arthur Buies, édition critique par Francis Parmentier, Les Presses de l’Université de Montréal « Bibliothèque du Nouveau Monde », Montréal, 1986, 675 pages. Aussi disponible en ligne.



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