Une forêt mauricienne après les feux, entre récolte, repousse et insectes

Valérian Mazataud Le Devoir Sur le site du feu 308, Maryse Le Lan, une ingénieure forestière du ministère des Ressources naturelles et des Forêts du Québec, racle le sol avec ses doigts. Des monticules de cendre blanche se disloquent.

Pour mettre des mots et des images sur les dégâts causés par les feux de forêt historiques de cet été, Le Devoir a visité les lieux d’un incendie survenu en juin, en Mauricie. Des spécialistes du ministère des Ressources naturelles et des Forêts du Québec l’ont accompagné sur le terrain.

Le petit convoi de 4x4 soulève derrière lui un nuage de poussière. Pendant une quarantaine de kilomètres, des arbres bien verts défilent d’un côté comme de l’autre. Puis, sur une colline à l’horizon, des conifères roussis et noircis apparaissent. Ce sont les vestiges du « feu 308 », qui a brûlé au tout début du mois de juin.

Le site de ce feu, situé près de la rivière Matawin, au nord-ouest de Shawinigan, a été transformé dans les dernières semaines en chantier forestier. Pour y accéder, les véhicules se faufilent entre d’immenses piles de rondins à l’écorce carbonisée. Trois mois après l’incendie, des ouvriers ont déjà récolté l’essentiel du bois mort viable économiquement.

Cela dit, des milliers d’arbres morts se tiennent encore debout. Certains ont été laissés là pour faire le bonheur des champignons, des insectes, des oiseaux. D’autres étaient trop petits pour produire du bois d’oeuvre : ils n’ont donc pas été prélevés. En fait, seulement le tiers des 410 hectares touchés par l’incendie sont récoltés.

Dans une zone au bout du chantier, le feu a frappé particulièrement fort. De frêles conifères noirs comme la nuit s’y tiennent toujours bien droits. Maryse Le Lan, ingénieure forestière du ministère des Ressources naturelles et des Forêts du Québec (MRNF), racle le sol avec ses doigts. Des monticules de cendre blanche se disloquent.

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir

« C’est assez spécial, ici », observe-t-elle. L’incendie a complètement brûlé la matière organique qui reposait par terre. Les arbres se tiennent sur des racines surélevées, un peu comme sur des échasses. Leurs tentacules noirs serpentent au-dessus du sol ravagé, où quelques fougères pointent le nez.

La forêt mixte qu’on trouve ici n’est pas représentative des vastes étendues d’épinettes noires qui ont brûlé dans le nord de la province. Quand un feu rencontre une parcelle de feuillus, comme on en trouve dans le sud de la Mauricie, il freine. Le feu 308 ressemble donc à une courtepointe de tisons et de verdure. Dans cette région, les incendies frappent rarement.

« Le présent feu a débuté le 1er juin, explique Milène Beaudoin, du service de la gestion du feu du MRNF. Il a été contenu autour du 15 juin, et éteint dès la fin juin. » Sur l’image satellitaire affichée sur le téléphone de Mme Beaudoin, on voit la forme tortueuse de la zone touchée. « Il est très hétérogène, ce feu-là », relève-t-elle.

Au loin, on aperçoit des résineux qui ont été frôlés par le brasier, mais épargnés par les flammes. Ils n’en sortent pas indemnes pour autant. La sève en leur sein a bouilli : ils sont morts sur le coup. Ces résineux exhibent maintenant une teinte rougeâtre ou orangée.

Tout autour, les vestiges de l’incendie montrent clairement que le feu, quand il passe, ne fait que lécher la surface des arbres. Les flammes ravagent la végétation desséchée et les branches, certes, mais — comme quiconque ayant déjà essayé d’allumer un feu de camp avec du bois vert le comprendra —, elles laissent les troncs intacts. Sous l’écorce calcinée, le bois est impeccable.

Une bonne régénération en vue

La nature ne prend pas ici des airs de fin du monde. De jolies fleurs mauves émergent çà et là, à travers les branches carbonisées. Les feux de forêt s’inscrivent dans un cycle naturel, répéteront toute la journée les experts accompagnant Le Devoir.

Néanmoins, cela faisait au moins 100 ans que de tels feux n’avaient pas frappé le Québec. Leur ampleur — 1,5 million d’hectares dans la « zone intensive », au sud du 51e parallèle — est telle que, vraisemblablement, tout ce bois ne pourra pas être récolté par l’industrie. En moyenne, on coupe 150 000 hectares par année dans la province.

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir En Mauricie, la récupération du bois brûlé va bon train. Plus de 200 travailleurs s’y attellent depuis des semaines.

« Si on ne récolte pas le bois brûlé, il se décompose et ne capte plus de CO2, explique Mme Le Lan. La meilleure solution, si on réfléchit en termes de carbone, c’est de le transformer en planches et de le mettre dans une maison pour les 150 prochaines années. Et de rapidement favoriser la régénération pour que du carbone soit capté à nouveau. »

Près du groupe de visiteurs, un grand pin gris a succombé. Les rameaux tortueux à sa cime lui donnent un air d’épouvantail. S’y perchent des centaines de pommes de pin qui, grâce à la chaleur des flammes, se sont ouvertes pour libérer leurs semences. Cette espèce de conifère se reproduit ainsi, avec le concours du feu.

Les épinettes matures ont aussi laissé, à leur sommet, un petit bouquet de cônes, qui sauront assurer la relève. Les feuillus tués, quant à eux, pourront créer de nouvelles pousses à partir de leurs racines. Là où les tiges carbonisées ont été récoltées, on procédera probablement à des plantations dans les années à venir.

Avec les changements climatiques, les conditions propices à la forêt mixte s’étendront vers le nord. La proportion de feuillus pourrait donc augmenter, ici, à la suite du feu. Seul l’avenir le dira, cependant : il y a toujours une part d’incertitude, avec la nature.

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir L’ingénieur forestier Simon Fortier, spécialiste des insectes ravageurs au MRNF, écorce un gros mélèze à coups de hache à la recherche de galeries de larves de longicorne noir.

Course contre le longicorne

De vifs coups de hache, l’ingénieur forestier Simon Fortier écorce un gros mélèze. Il est à la recherche de larves de longicorne noir. « C’est fascinant : cet insecte est attiré par les feux. Il est capable de les détecter à des centaines de mètres de distance », explique ce spécialiste des insectes ravageurs au MRNF.

L’arbre qu’il a trouvé aujourd’hui regorge de larves. Celles-ci creusent des galeries sous l’écorce, avant de plonger au coeur du bois. On les entend gruger. Elles accomplissent cette besogne pendant deux ans. Au pied de l’arbre, un tas de fines fibres de bois expulsées par les larves de longicorne s’accumule.

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Ce mélèze regorge de larves de longicorne noir. Celles-ci creusent des galeries sous l’écorce avant de plonger au coeur du bois.

Une larve tombe sous la hache de M. Fortier. Il attrape ce minuscule ver blanc, qui gigote dans sa main. « Ça reste encore de petites larves, dit-il. Pour l’instant, les dommages sont faibles. » Les galeries seront plus étendues et plus profondes l’an prochain. La plupart des insectes adultes émergeront au printemps 2025.

Ici comme ailleurs au Québec, c’est une véritable « course contre la montre » pour récolter le bois mort avant que les larves de longicorne noir y fassent des trous, explique Jonathan Dallaire, le responsable des opérations forestières chez Arbec, la compagnie qui a récolté le bois du feu 308.

« Quand je vois autant de bran de scie par terre, je m’inquiète un peu pour les ventes… », dit-il, à deux pas d’un arbre abondamment grignoté par les larves. Même si le bois percé de trous de longicorne ne perd rien de ses qualités mécaniques, il est moins prisé des acheteurs.

En Mauricie, la récupération du bois brûlé avance bon train. Plus de 200 travailleurs — la majorité de la main-d’oeuvre de terrain dans la région — s’y attellent depuis des semaines. M. Dallaire a bon espoir de voir ce bois valorisé avant qu’il ne soit trop tard.

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