De la désorganisation des organisations

Pour le théoricien Robert Cooper, l’ambiguïté appelle un désir d’ordre qui devient le déclencheur de la coordination et du contrôle.
Illustration: Tiffet Pour le théoricien Robert Cooper, l’ambiguïté appelle un désir d’ordre qui devient le déclencheur de la coordination et du contrôle.

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

Les auteurs Consuelo Vásquez, Dany Baillargeon et Joëlle Basque sont respectivement de l’UQAM, de l’Université de Sherbrooke et de l’Université TELUQ.

Le temps de vacances de nombreux Québécois a été (de nouveau) plombé par le chaos qui a affecté plusieurs aéroports et compagnies aériennes. Les récentes audiences au Comité permanent des transports, de l’infrastructure et des collectivités ont permis de relever le nombre de ratés, dont des « problèmes de communication » et « d’organisation ». Que faire pour éviter que de tels chaos se reproduisent ? La théorie de Robert Cooper sur la désorganisation peut nous fournir quelques pistes de réponse, comprendre ce chaos et proposer un début de solution. Mais revenons tout d’abord à notre propre expérience de cet été, qui fait écho à celles de milliers de voyageurs durant le temps des Fêtes.

Nous sommes le 3 juillet 2022. Le chaos règne à l’aéroport de Montréal. Les nouvelles à ce sujet défilent depuis déjà plusieurs semaines : vols annulés et retardés, manque de personnel, passagers sans bagages et bagages sans passagers, longues files d’attente aux douanes. Nous devons nous rendre à Vienne pour un colloque international. Consuelo ne prend pas de risque : elle arrive six heures à l’avance et passe la sécurité sans problème. Quelques heures plus tard, Joëlle la rejoint à la porte d’embarquement. Dany, prisonnier de la file d’attente d’un kilomètre, arrive à la course 20 minutes avant l’heure d’embarquement. Mais nous sommes quand même ensemble, à temps, à la porte d’embarquement.

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Ce qui suivra après est plus difficile à raconter : trois vols, dont le nôtre, embarquant par la même porte ; des files de passagers qui s’entrecroisent ; des messages presque inaudibles de retard d’un vol ; des agents de bord qui, délaissant le système de haut-parleur, hurlent en vain des instructions ; des textos de la compagnie aérienne et de l’aéroport informant (plus ou moins) du retard de l’embarquement ; et sur les écrans, les informations sur les situations dans les aéroports canadiens défilant sans cesse. Joëlle croit entendre son nom. Elle s’approche d’un guichet pour vérifier et se fait diriger vers la porte d’embarquement sans pouvoir avertir ses collègues que l’embarquement est commencé. Consuelo et Dany attendent leur tour… qui ne viendra jamais : lorsque nous nous sommes rendu compte que les noms qui résonnaient, quasi inaudibles, dans les haut-parleurs étaient les nôtres, c’était trop tard. L’agente de comptoir et le gestionnaire responsable nous disent qu’ils ne peuvent rien faire. Nous avons tout simplement manqué notre vol.

Indétermination des significations

En 1986, Robert Cooper, un théoricien et philosophe des organisations, publiait un article intitulé « Organization/Disorganization » qui viendra bouleverser la vision courante de l’organisation comme lieu de production de stabilité sociale et comme processus de coordination et de contrôle des activités. Au lieu de s’en tenir à la notion de la primauté de l’ordre caractérisant les études organisationnelles de l’époque (qui s’applique encore aujourd’hui), Cooper proposait de comprendre l’organisation/désorganisation comme un processus mutuel qui s’explique par l’ambiguïté des événements, elle-même due à l’indétermination des significations.

Basant sa réflexion sur les travaux de Mauss, de Lévi-Strauss et de Derrida, entre autres, Cooper soutenait en effet que le sens est toujours différé, parce qu’il échappe à l’emprise du symbolique : un symbole (par exemple, un pictogramme) ne convoie pas tout le sens qu’on lui attribue. L’indécidabilité est donc inhérente au fait de s’organiser : ne pas comprendre appelle un désir d’ordre et devient le déclencheur de la coordination, de la classification, du contrôle et de la systématisation permettant de réduire l’ambiguïté et de générer des systèmes sociaux (plus ou moins) stables.

Ainsi vu, le chaos à l’aéroport peut s’expliquer par un excès de significations — des messages contradictoires, des interprétations diverses, des canaux multiples portant des messages équivoques — propre à toute organisation, amplifié par la croissante ambiguïté de la situation. Dans notre cas, l’organisation/désorganisation provient de l’incapacité de répondre à cet appel à l’ordre, c’est-à-dire de mettre en place des processus de coordination et de contrôle permettant de réduire l’incertitude. Ici, lecaractère « coordonné » est fondamental : ce n’est pas l’absence d’information, mais une surabondance d’information aux contenus différents — appels dans les haut-parleurs et à voix haute ; textos de l’aéroport et de la compagnie aérienne, files d’attente changeantes — qui est à l’origine du chaos. Pourtant, l’agente de bord nous le dira : « Nous avons fait des rappels. Au moins dix. » Faire porter la faute au « récepteur », en arguant que l’information a été transmise, est l’explication facile. Mais simplement transmettre de l’information n’est pas communiquer.

À cela, Cooper nous rappelle que peu importent les mécanismes que nous mettons en place pour nous organiser (c’est-à-dire créer de l’ordre), la désorganisation (et donc le désordre) est son corollaire nécessaire.

Un désir d’ordre qui crée du désordre

Le chaos vécu à l’aéroport illustre les multiples interprétations possibles découlant d’une situation ambiguë que l’on essaie d’ordonner. Quoique les efforts pour ordonner cette situation aient été multiples — tant de la part des passagers que des agents de comptoir ou des gestionnaires —, force est de constater qu’ils n’ont pas permis de faire face à la situation (du moins de notre point de vue). Les repères habituels associés à ce contexte (messages, portes et files d’embarquement), de même que la forte standardisation des rôles et comportements que l’on retrouve à l’aéroport (enregistrement, contrôles de sécurité), n’ont pas été suffisants pour rendre intelligibles la multiplicité et la diversité des signes. D’autant que ces signes (textos informant du retard du vol, nouvelles sur les écrans) et leurs combinaisons invitaient à continuer à attendre l’embarquement. Le désir d’ordre a créé du désordre : au lieu de renseigner adéquatement, la multiplicité des signes a créé d’autres interprétations.

Maintenant, la question est de savoir si les aéroports (et les autres organisations débordées) réussissent à créer de l’ordre et à bien gérer le désordre qu’il engendre : apprennent-ils à bricoler des solutions créatives, ou encore à faire preuve de sagesse et d’écoute ? Les améliorations apportées l’automne dernier semblaient indiquer que oui, mais les événements de décembre ont rappelé que les organisations peuvent faillir à coordonner leurs activités d’une façon intelligible, ce qui engendre une instabilité organisationnelle. Certes, les conditions météorologiques et le fait que de nombreux employés étaient en congé expliquent en partie le chaos du temps des Fêtes, mais les audiences du Comité permanent ont permis de constater que transporteurs et gestionnaires peinent à mettre en place des systèmes de communication coordonnés, synchronisés et univoques. Et pour ce qui est des employés, des passagers et autres acteurs organisationnels : seront-ils en mesure de créer des relations respectueuses et, surtout, coordonnées, pour préserver le collectif même quand ils sont isolés ?

Mettre l’ordre, c’est prendre le pouvoir

Cooper explique aussi le caractère toujours politique de l’ordonnancement. Mettre de l’ordre est un acte de pouvoir : le pouvoir, dans ses mots, est la transformation forcée de l’indécidabilité en décidabilité. L’aéroport est un espace investi de mécanismes de prédiction et de contrôle, visant à réduire, à fixer et à ordonnancer. Sous l’injonction de la sécurité, les aéroports mettent en place des systèmes de communication et de contrôle de gestion de flux (de passagers, de bagages, d’information, etc.) qui refusent toute dissidence.

Les passagers doivent donc suivre docilement les mesures mises en place, patienter sans protester dans les files d’attente, subir l’inspection des corps et des objets. N’importe quelle perturbation affectant ce mode d’ordonnancement est vue comme une menace. Face au chaos dans l’aéroport, la réponse est de resserrer les formes de contrôle et de discipliner davantage les passagers, ciblés comme des sujets anxieux et peu fiables.

Nous avons bel et bien subi ce contrôle : devant notre insistance pour qu’une solution nous soit proposée et que nous puissions embarquer dans l’avion, le personnel de l’aéroport a menacé d’appeler la sécurité. Nous avons été escortés à l’extérieur par l’agente de comptoir et la sécurité pour sortir de la zone internationale et nous rendre au service à la clientèle. Par ces gestes et ces discours, nous nous sommes vu attribuer un nouveau rôle, celui de sujets anxieux, peu fiables, donc potentiellement dangereux. Résister n’était pas une option : nous avons baissé nos têtes,suivi les ordres, acceptant la honte qu’on nous a fait porter : nous sommes les seuls coupables d’avoir raté l’avion. Nous étions seuls malgré la foule.

Ainsi, dans les situations de crise, qui deviendront vraisemblablement plus fréquentes en raison de la rareté croissante de la main-d’oeuvre et des désastres naturels amplifiés par le réchauffement climatique, les organisations — qu’elles soient des aéroports, des organismes gouvernementaux chargés d’offrir de l’aide en cas de crise, ou même des hôpitaux ou des écoles — doivent créer de l’ordre en coordonnant et en priorisant les multiples messages, et cultiver la bienveillance pour préserver le collectif, afin de limiter le désordre engendré par les efforts de coordination nécessaires à la gestion de crise.

Des suggestions ? Écrivez à Robert Dutrisac : rdutrisac@ledevoir.com.



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