Le wokisme ne peut faire fi du pluralisme critique

« De prime abord, on s’aperçoit qu’une application draconienne de la pensée woke mène à la transgression de ses propres principes », avance l'auteur.
Illustration: Illustration Tiffet « De prime abord, on s’aperçoit qu’une application draconienne de la pensée woke mène à la transgression de ses propres principes », avance l'auteur.

Dans la rubrique Le Devoir de philo, nous publions annuellement une version abrégée du texte gagnant du concours Philosopher, qui se tient dans le réseau collégial. Pour l’édition de 2022, la question était : L’avenir est-il woke ?

« Stay woke », avertit le chanteur américain Lead Belly en 1938 dans sa chanson Scottsboro Boys, dénonçant le traitement injuste du groupe éponyme de jeunes Afro-Américains accusés de viol. « Stay woke », clame Martin Luther King dans son discours à l’Université Oberlin en Ohio en 1965. « Stay woke », tweete Erykah Badu en 2012 en soutien aux rockeuses féministes de Pussy Riot. Un siècle plus tard, le mot woke, né du combat afro-américain pour l’égalité, est devenu un concept médiatique incontournable.

À son égard, les perspectives divergent. Pour une branche de la gauche, c’est une perspective essentielle à tout citoyen critique. Pour plusieurs à droite, c’est un terme accusatoire utilisé envers tout progressiste soupçonné de souscrire à un naïf puritanisme moral. Si la mouvance woke désigne à l’origine selon Michael Behrent « un positionnement sur la question raciale », il est plus pertinent de la définir de nos jours comme une prise de conscience des injustices inhérentes aux structures sociales. Elle repose sur une conception intersectionnelle de l’identité, selon laquelle les rapports d’oppression historiques liés à l’ethnicité, la religion, l’identité de genre et la sexualité définissent l’expérience de l’individu.

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Par sa conscience d’injustices historiques bien réelles, le wokisme semble permettre de déconstruire les rapports de pouvoir et d’arriver à une société plus égalitaire. Néanmoins, comme l’affirment plusieurs détracteurs du mouvement, on risque de réprimer certaines identités traditionnelles homogénéisées à tort ou de museler la liberté de pensée et d’expression de groupes jugés privilégiés. Doit-on alors laisser les conceptions morales et identitaires associées à cette mouvance que l’on nomme le wokisme diriger les débats sociaux dans le but de créer une meilleure société ?

De prime abord, on s’aperçoit qu’une application draconienne de la pensée woke mène à la transgression de ses propres principes. Être woke implique nécessairement de tenir un discours qui déroge aux attentes sociales. En effet, pour déconstruire la société jusqu’à ses postulats les plus profonds et dépasser ses présupposés, on ne peut se plier aux codes de moralité définis par cette dernière. Par exemple, Simone de Beauvoir n’aurait pu critiquer l’aliénation féminine dans Le deuxième sexe sans transcender le sexisme qui prévalait alors. Toutefois, les politiques identitaires peuvent mener à un moralisme empêchant la critique des idées woke, comme en accusant à tort un discours d’être discriminatoire. Patrick Moreau, professeur de littérature, évoque le fait qu’on ne peut débattre de l’impropriété linguistique du terme « survivante » sans risquer d’être accusé de soutenir la « culture du viol ». Le réveil de ce sommeil dogmatique se solderait donc par un autre sommeil si les principes woke ne pouvaient être remis en question. Le rapport dominé-dominant aura été inversé sans progrès : l’oppression aura seulement changé de victime. L’iségorie, c’est-à-dire l’égalité de parole entre les citoyens, ne pourrait donc être abandonnée sans répéter les torts du passé.

Orthodoxie atrophiante

John Stuart Mill défend une telle liberté d’expression dans De la liberté, car d’une perspective utilitariste, l’imposition d’une orthodoxie idéologique atrophierait la discussion. En effet, censurer une idée parce qu’elle est contraire au Zeitgeist, à l’esprit du temps, risque d’éliminer soit une pensée vraie potentiellement féconde dans l’optique d’une société plus juste, soit une opinion partiellement correcte qui aurait pu, par dialectique, dévoiler les failles de raisonnements tenus pour acquis. En outre, les idées en place perdent leur valeur sans liberté d’expression, puisque « le dogme deviendra une simple profession formelle, inefficace au bien […] empêchant la naissance de toute conviction authentique et sincère fondée sur la raison ou l’expérience personnelle ». Cela dit, la liberté a ses limites : on peut mettre de côté une idée sans complètement la censurer. Ainsi, il est légitime de retirer à quelqu’un le privilège d’user d’une plateforme de diffusion tout en respectant sa liberté, puisque la liberté de l’individu peut être brimée si ce dernier en use pour porter préjudice à autrui.

Cependant, certains affirment qu’une liberté d’expression si vaste n’est pas viable et ne prend pas en compte les structures d’autorité en place. Laisser libre cours aux idées ne mène pas immanquablement à la reconnaissance d’enjeux sociaux. Dans How Fascism Works, Jason Stanley révèle la faille du raisonnement de Mill : « L’argument du modèle du marché des idées pour la liberté d’expression ne fonctionne donc que si la disposition sous-jacente de la société est d’accepter la force de la raison sur le pouvoir des ressentiments irrationnels et des préjugés. » Évidemment, cela n’est pas toujours le cas. D’ailleurs, les institutions sociales oppressives dirigeront inévitablement les idées qui circulent en usant de rhétorique ou d’abus de pouvoir pour manipuler l’opinion publique. Par exemple, un politicien peut facilement justifier une guerre en semant une peur infondée des étrangers. Une telle liberté, conçue uniquement de manière négative, ne permettrait donc pas la subversion des iniquités sociales.

Le paradoxe de l’intolérance

La liberté de pensée n’est donc pas invariablement bénéfique. Aux États-Unis, il a fallu se montrer intolérant à l’égard des politiques ségrégationnistes pour s’en débarrasser. À la suite de la déségrégation dans l’éducation en Arkansas, la population blanche de Little Rock avait violemment exprimé son opposition et même menacé de mort les élèves afro-américains : si l’État fédéral avait toléré cette réaction, ces normes sociales injustes n’auraient pas été renversées. Ainsi, selon Iris Marion Young, on ne peut véritablement comprendre les mécanismes d’oppression sans considérer l’identité des parties impliquées.

La liberté de pensée et d’expression doit certes être défendue, mais pas aveuglément. Karl Popper offre une solution à cette question épineuse en s’attaquant au paradoxe de la tolérance. En réalité, la tolérance des idées intolérantes mène à l’élimination de la tolérance. Il faut donc « revendiquer, au nom de la tolérance, le droit de ne pas tolérer l’intolérant ». Un relativisme total est à rejeter, puisqu’il donnerait lieu à une montée de la violence et de la haine. Popper préconise plutôt un pluralisme critique fondé sur la « réfutabilité » : toute opinion soutenue rationnellement doit pouvoir circuler. Selon ce modèle, seuls les principes dogmatiques incitant à enfreindre l’intégrité d’autrui doivent être censurés. Il s’agit donc d’éviter de stagner socialement, sans tomber dans le manichéisme et le dogmatisme auxquels le wokisme peut mener dans sa version la plus militante.

Exclure les dominants

Un clivage trop net entre dominant et dominé ainsi qu’une conception du monde se fondant sur des identités intersectionnelles caractérisent la mouvance woke actuelle. Elle peut facilement déboucher sur une moralité binaire ne dépendant pas des actions de l’individu, mais plutôt de l’appartenance à un groupe dont la valeur morale dépend de facteurs historiques. Le recteur de l’Université d’Ottawa, Jacques Frémont, l’a démontré en 2020 lorsqu’il a exclu certains groupes de débats éthiques en affirmant que « les groupes dominants n’ont tout simplement pas la légitimité pour décider ce qui constitue une microagression ».

D’ailleurs, dans cette mouvance, la centralité de l’identité est à critiquer. D’abord, il devient trop facile de nier à un locuteur sa qualité d’individu et de réduire son discours à son identité ethnique ou de genre, menant à la prévalence d’arguments ad hominem. La source d’une affirmation remplacerait alors la logique ou les données empiriques comme condition de vérité. En outre, l’identité elle-même est une piètre assise pour débattre. Selon Michel Foucault, elle est construite par des rapports de pouvoir sociaux, sous l’influence de normes culturelles. Elle est donc nécessairement fluide : les identités ne seraient que des « stabilités momentanées ». De plus, comme la mouvance woke cherche précisément à transformer ces rapports, ce socle identitaire est de facto instable.

Vengeance et ressentiment

Enfin, si on aspire véritablement à surmonter les structures sociales qui discriminent selon l’identité, on ne peut s’y appuyer confortablement. Sinon, les mesures adoptées ne seraient, comme le ressentiment nietzschéen, qu’une réaction irrationnelle aux valeurs des classes dominantes issue d’un désir de vengeance. Le cas échéant, la moralité des oppresseurs serait condamnée sans qu’elle découle nécessairement d’une réflexion critique concernant sa validité. Le bien émergerait alors passionnellement, par opposition au système précédent et en demeurant tributaire de relations de pouvoirs contingentes. Cette irrationalité risque donc de transformer l’oppression sans l’atténuer ou l’éliminer.

Une société plus égalitaire ne pourra donc voir le jour si on laisse les principes du wokisme actuel dominer les débats sociaux. Cela dit, son insistance sur l’importance des identités met tout de même en lumière des modes d’oppression que de simples modèles économiques ou politiques ne peuvent complètement cerner. Une intégration de ce mode de pensée aux débats, tout en restant dans les limites du pluralisme critique, s’avérerait ainsi judicieuse et permettrait une vision multidimensionnelle de l’injustice, facilitant ainsi son élimination. De ce fait, encore faudra-t-il rompre adéquatement avec Morphée avant de se précipiter trop hâtivement vers Thémis…

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