Les lois sur le travail du sexe sont constitutionnelles, tranche la Cour supérieure de l’Ontario

La contestation judiciaire avait été déposée par une coalition d’organismes de défense des droits des travailleuses du sexe.
Jonathan Hayward La Presse canadienne La contestation judiciaire avait été déposée par une coalition d’organismes de défense des droits des travailleuses du sexe.

En statuant lundi que les lois pénales du Canada sur le travail du sexe sont constitutionnelles, la Cour supérieure de l’Ontario a rejeté une contestation fondée sur la Charte des droits et libertés lancée par des groupes défendant les droits des travailleuses du sexe.

Dans une décision de 142 pages, le juge Robert Goldstein affirme que la Loi sur la protection des communautés et des personnes victimes d’exploitation, mise en place en 2014 par le gouvernement conservateur de Stephen Harper, équilibre l’interdiction des « aspects les plus exploiteurs du commerce du sexe » tout en protégeant les travailleuses contre les poursuites judiciaires.

Le magistrat a dit estimer que la loi, une réponse du Parlement à une « préoccupation urgente et réelle », était un « projet législatif soigneusement élaboré ». Selon lui, les infractions qu’elle comporte sont peu susceptibles de porter atteinte aux droits des travailleuses du sexe. Surtout, elles permettent à celles-ci de prendre des mesures de sécurité.

Le juge Goldstein estime que ces lois sont constitutionnelles et qu’elles n’empêchent pas les travailleuses du sexe de prendre des mesures de sécurité, de recourir aux services de tiers qui ne les exploitent pas ou de demander l’aide de la police sans crainte d’être accusées de vente ou de publicité pour des services sexuels.

L’Alliance canadienne pour la réforme des lois sur le travail du sexe avait fait valoir devant les tribunaux l’automne dernier que les lois adoptées sous l’administration de l’ancien premier ministre Stephen Harper favorisaient la stigmatisation des travailleuses du sexe, incitaient à la violence ciblée et les empêchaient d’obtenir un consentement significatif avant de s’engager avec des clients – violant ainsi leurs droits fondamentaux.

L’alliance, formée en 2012, représente les organisations de travailleuses du sexe partout au Canada, dont les organismes québécois Rézo, Projet L.U.N.E. et Stella.

Les nouvelles lois sur le travail du sexe ont été adoptées en 2014, environ un an après que la Cour suprême du Canada a invalidé les précédentes lois anti-prostitution. Même si la prostitution était légale en vertu des lois précédentes, presque toutes les activités connexes – telles que gérer une maison close, agir en tant que tiers gérant et communiquer dans un lieu public à des fins de prostitution – étaient illégales.

La nouvelle loi interdit le paiement pour des services sexuels et aux entreprises d’en tirer profit, et fait de la sollicitation en vue d’acheter des services sexuels une infraction pénale, même si ces interactions ont lieu en ligne. Toutefois, les travailleuses du sexe elles-mêmes sont à l’abri de poursuites pour avoir vendu ou fait la publicité de leurs services, tout comme les tiers non-exploiteurs qui en bénéficient matériellement.

L’Alliance des travailleuses du sexe a fait valoir en octobre dernier que les nouvelles lois sont plus restrictives que celles qu’elles ont remplacées et obligent les travailleuses du sexe et les personnes qui travaillent avec elles à opérer dans un contexte de criminalisation. Les avocats représentant les travailleuses du sexe transgenres, autochtones et noires ont également fait valoir que les nouvelles lois nuisent de manière disproportionnée aux groupes marginalisés.

L’alliance a déclaré qu’il ne devrait pas y avoir de lois pénales spécifiques au travail du sexe et a formulé des dizaines de recommandations visant à créer une industrie plus réglementée.

Le procureur général du Canada a soutenu que la légalisation entraînerait une augmentation du trafic de personnes.

 

Des choix politiques et non juridiques

Le juge Goldstein a écrit dans sa décision que la décriminalisation et la réglementation du travail du sexe pourraient être de meilleurs choix politiques, mais c’est au Parlement, et non au tribunal, d’en décider.

« Mon devoir est uniquement de déterminer si le régime législatif est conforme à la Charte », a-t-il déclaré, soulignant également que l’approche du Canada reflète celle de ce qu’il a appelé d’autres sociétés libres et démocratiques – y compris la Suède, la Norvège, la France et Israël.

L’une de ses principales conclusions est que, lorsqu’elles sont correctement interprétées, les lois du pays n’empêchent pas les travailleuses du sexe de travailler entre elles ou avec des tiers qui ne les exploitent pas, y compris les agents de sécurité et les réceptionnistes, ni de demander l’aide de la police sans craindre d’être inculpées de leur travail.

Le juge Goldstein a écrit qu’une grande partie des preuves fournies dans l’affaire étaient teintées par les limites des recherches disponibles sur le travail du sexe au Canada, les préjugés des témoins des deux côtés ainsi que les désaccords sur la nature de l’industrie. Il a en outre constaté que des tiers peuvent être des exploiteurs ou des trafiquants, mais qu’il existe aussi des services légitimes tels que des services de sécurité ou de réservation.

M. Goldstein a néanmoins reconnu les personnes qui oeuvrent avec les travailleuses du sexe par le biais d’organisations communautaires, affirmant qu’elles soutiennent certaines des populations les plus défavorisées du pays et qu’elles méritent « reconnaissance et respect ».

Un appel envisagé

 

Jenn Clamen, coordinatrice de l’Alliance des travailleuses du sexe, a déclaré que les travailleuses du sexe de partout au Canada étaient « extrêmement dévastées » par la décision, la trouvant « non seulement insultante, mais aussi ignorante ».

« Nous trouvons cela extrêmement réducteur, non seulement à l’égard des préjudices systémiques décrits par les travailleuses du sexe […], mais aussi de ceux décrits dans le dossier détaillé que nous avons soumis », à la fois par l’entremise de recherches et de témoignages de travailleuses du sexe, a déclaré Mme Clamen.

L’alliance a particulièrement contesté la conclusion du juge Goldstein selon laquelle il n’existe pas de « droit constitutionnel de s’engager dans le travail du sexe » – ce qui n’a pas été argumenté sur le droit, selon Mme Clamen – et ses affirmations selon lesquelles les travailleurs du sexe comprennent mal les lois, ainsi que les amalgames faits entre le travail du sexe, la violence ou la traite des êtres humains, a déclaré Mme Clamen.

« Il est extrêmement condescendant de suggérer que les gens qui vivent quotidiennement l’application et les conséquences de ces lois ne les comprennent pas », a-t-elle déclaré.

L’alliance envisage de faire appel de la décision, a déclaré Mme Clamen, tout en continuant de faire pression sur le gouvernement pour qu’il crée un cadre de santé et de sécurité pour le travail du sexe.

Un porte-parole du gouvernement a déclaré que le procureur général Arif Virani « examinait attentivement la décision ».

« Notre gouvernement veillera toujours à ce que nos lois pénales atteignent efficacement leurs objectifs, assurent la sécurité de tous les Canadiens et soient conformes à la Charte », a écrit la porte-parole Chantalle Aubertin dans un communiqué.

L’année dernière, un comité de justice de la Chambre des communes a examiné les nouvelles lois de 2014 sur le travail du sexe et a conclu que ces lois rendaient le travail du sexe plus dangereux. Le comité a demandé au gouvernement de renforcer le Code criminel en mettant des ressources supplémentaires à la disposition des victimes et des forces de l’ordre pour lutter contre l’exploitation.

David Lametti, alors procureur général, a reconnu que ces lois « sèment la discorde » et qu’il faut faire davantage pour faire face aux risques et aux préjudices auxquels les travailleuses du sexe sont confrontées.



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