Baie-Johan-Beetz incapable de croître

Le module de jeux pour enfants de la municipalité est déserté. Il ne reste que 2 jeunes d’âge scolaire dans cette localité nord-côtière.
Photo: Marco Bélair-Cirino Le Devoir Le module de jeux pour enfants de la municipalité est déserté. Il ne reste que 2 jeunes d’âge scolaire dans cette localité nord-côtière.

Cindy Fortier avait trouvé le village parfait pour s’installer avec son conjoint, loin de l’agitation de la basse-ville de Québec.

Quand elle est tombée sur l’appel de candidatures pour le poste de directrice générale de la municipalité de Baie-Johan-Beetz — village de 86 habitants situé au bout du monde, entre Havre-Saint-Pierre et Natashquan —, elle n’a pas hésité une seconde : c’est là qu’elle allait s’établir.

Mais l’aventure s’est vite compliquée quand elle s’est mise à la recherche d’un toit. À Baie-Johan-Beetz, il n’y a pas un seul logement de disponible.

C’est ainsi que la nouvelle directrice générale de la municipalité minganienne a élu domicile… à Aguanish, à 45 minutes en voiture. « On a dû trouver la maison sans la visiter », explique Cindy Fortier derrière son bureau de l’hôtel de ville baie-johannais, qui abrite aussi une épicerie et un bureau de poste.

Érigée sur les indentations rocheuses du littoral nord-côtier, Baie-Johan-Beetz semble suspendue dans le temps. Lors du passage du Devoir, quelques embarcations à moteur flottaient, presque immobiles, sur les eaux calmes du Saint-Laurent. Il n’y avait pas un chat dans les rues. Il y avait en revanche plusieurs hirondelles dans le ciel, qui virevoltaient entre les maisons rouges, jaunes, vertes et bleues du village.

Photo: Marco Bélair-Cirino Lors du passage du Devoir, quelques embarcations à moteur flottaient, presque immobiles, sur les eaux calmes du Saint-Laurent.

Le module de jeux pour enfants ? Vide : il ne reste que deux jeunes d’âge scolaire dans cette localité nord-côtière, et ils vont à l’école à Natashquan et à Havre-Saint-Pierre, à des kilomètres de là.

Sur le site Web de la municipalité, c’est l’opération séduction pour ce « coeur magnétique sur la Côte-Nord ». Parmi les rares onglets en surbrillance en haut de page, on peut lire : « s’établir ici ». Depuis le début de la pandémie de COVID-19, il est devenu beaucoup plus aisé de télétravailler, y compris à Baie-Johan-Beetz, qui est branchée à Internet haute vitesse, fait remarquer le maire, Martin Côté. « On est convaincus qu’il y a bien du monde qui sont dans des centres beaucoup plus urbanisés, comme Montréal ou Québec, qui ne sont pas malheureux, mais, parce qu’ils aiment la nature, parce que ce sont des gens autonomes, parce qu’ils aiment les défis, parce qu’ils aiment se prendre en main, parce qu’ils aiment l’autonomie, parce qu’ils aiment l’esprit communautaire, ils seraient bien plus heureux ici », avance-t-il en entrevue avec Le Devoir.

Un projet tombé à l’eau

Afin de loger une nouvelle fournée de Baie-Johannais, le maire Côté a imaginé avec ses six conseillers municipaux un projet d’un bâtiment multilogement payé à l’aide des fonds de la municipalité. Celui-ci devait contenir un 3 ½, un 4 ½ et un 5 ½. Puis, l’hiver et ses aléas ont frappé.

En janvier, un aqueduc situé sous la route 138 a gelé, privant les habitants du village d’eau potable pendant plusieurs jours. Le montant de la facture de la réfection de la conduite : 300 000 dollars. Endettée, la municipalité a dû suspendre son projet de construction d’un immeuble à logements.

Il y en a beaucoup qui voudraient venir ici, mais [des logements] à vendre, il n’y en a pas, déplore Clément Tanguay dans l’entrée de son domicile. Il y en a beaucoup qui reviennent à la retraite, mais ça n’amène pas des enfants, ça. C’est ça le problème.

 

« Quand on a commencé à faire des demandes au ministère des Affaires municipales pour avoir de l’aide financière [pour approvisionner la communauté en eau potable] — parce que là, ça nous coupait les ailes, puis on ne pouvait plus faire de projet —, ils sont allés voir nos états financiers et ils ont vu qu’on n’avait plus de dette à long terme, qu’on avait 500 000 $ de côté. Ils ont dit : “s’ils sont capables de payer, bien, qu’ils payent” », raconte Martin Côté, mécontent de la tournure des événements, en entrevue avec Le Devoir.

À Baie-Johan-Beetz, la main-d’oeuvre manque. Retraité depuis peu, Clément Tanguay prête main-forte aux cols bleus de la municipalité. Ancienne conseillère municipale et également à la retraite, Anne-Marie Tanguay (qui n’a pas de lien familial avec Clément) donne pour sa part un coup de main au bureau de poste.

« Il y en a beaucoup qui voudraient venir ici, mais [des logements] à vendre, il n’y en a pas, déplore Clément Tanguay dans l’entrée de son domicile. Il y en a beaucoup qui reviennent à la retraite, mais ça n’amène pas des enfants, ça. C’est ça le problème. Faut avoir de jeunes couples. »

Cindy Fortier et son conjoint répondaient à cette définition. Le report de la construction de l’immeuble multilogement a mis des grains de sable dans l’engrenage de leur projet de vie. « Un 5 ½, ç’aurait été parfait pour une famille. Un 4 ½, pour un couple », souligne-t-elle.

Inconvénients de la modernité

 

Marcel Bourque a grandi à l’époque où Baie-Johan-Beetz ne pouvait compter que sur le télégraphe pour communiquer avec le reste du monde. L’arrivée du téléphone (au milieu du XXe siècle) a marqué les esprits, mais c’est le prolongement de la route 138 (1996) qui a tout changé pour ce hameau de pourvoyeurs, de pêcheurs et de chasseurs. « Ç’a été tout un événement », souligne l’homme de 87 ans à l’intérieur de sa maison quasi centenaire située à l’entrée du village.

Photo: Marco Bélair-Cirino Le Devoir Ci-dessus, Marcel Bourque et Renée Harvey sur la pelouse de leur propriété sise à un jet de pierre de la baie Johan-Beetz.

Sauf qu’en désenclavant Baie-Johan-Beetz, la « route des baleines » a aussi « vidé le village ». « Il n’y a plus de jeunes. C’est ça, notre problème. On essaie de trouver des solutions pour acquérir des jeunes, mais ce n’est pas facile », constate M. Bourque. « Le logement, renchérit sa femme, Renée Harvey, une main sur l’épaule de son mari et un tablier sur le dos. Tu sais, il y a beaucoup de choses qui manquent pour attirer […] les gens. Puis c’est difficile, c’est difficile. »

À l’approche du scrutin, Martin Côté rappelle aux aspirants députés, ministres et premier ministre que la pénurie de logements frappe aussi à 1200 kilomètres de Montréal.

Sans l’aide de Québec, le projet de multiplex devra attendre. « Un événement comme il nous est arrivé cet hiver, là… Ça va prendre quatre ou cinq ans pour remettre de l’argent de côté », laisse tomber le maire.

En attendant, Cindy Fortier continuera de rafraîchir les pages des sites Web d’agences immobilières, et le village continuera d’afficher « population : 86 ».



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