Les geeks québécois et la nostalgie de l’ère pré-Internet

Dessin ANSI tiré des archives d’Olivier Niquet
Olivier Niquet Dessin ANSI tiré des archives d’Olivier Niquet

Le début des années 1990 était une cacophonie de genres musicaux. Le synthétiseur pop se mêlait au rock grunge tout naissant, qui se disputait les ondes des radios alternatives avec le rap et le hip-hop. Mais pour les premiers geeks, la meilleure musique à l’époque était le son de leur modem quand il se connectait à leur BBS préféré. Ils ne savaient pas alors que ces babillards électroniques préfiguraient l’Internet des années 2000…

Plus d’un geek a appris à cette époque l’existence des couleurs cyan et magenta, utilisées sans parcimonie par des artistes du pixel qui créaient à l’époque ce qu’on appelait de l’art ANSI (du nom du principal mode d’encodage des caractères alphanumériques et autres à l’époque). À l’ère pré-Internet des moniteurs à seize couleurs seulement, et bien avant l’avènement du fichier JPEG et des premiers NFT, ces oeuvres d’art numériques valaient leur pesant d’or. Ou, en tout cas, d’un heureux mélange de jaune et de brun…

Le magenta, soit dit en passant, n’est pas une couleur « naturelle ». C’est une illusion créée par le cerveau pour combler le vide existant entre le rouge et le violet. Pour tracer un parallèle efficace, disons que les BBS (Bulletin Board Systems, ou systèmes de babillard électronique en français) sont le magenta de l’ère informatique. Ils ont comblé le vide entre les premiers réseaux informatisés utilisés le plus sérieusement du monde depuis les années 1970 par les grandes universités nord-américaines (y compris celles à Montréal) et le World Wide Web, qui allait prendre la planète d’assaut quelques années plus tard.

Pour une jeune génération de futurs geeks (qui dans ce temps-là étaient parfois et pas très gentiment traités de « nerds »), les BBS ont comblé un certain vide qui séparait leur sous-sol ou leur chambre du reste du monde.

Artiste en herbe

Tout juste débarqué à Montréal, en provenance du Saguenay, à la fin de l’école primaire, Olivier Niquet est tombé sur son modem « 2400 bauds » comme Obélix dans la potion magique. « Ma première pensée à la mention des lettres BBS, c’est pour leur signification. C’est aussi pas mal de mon adolescence, confie l’animateur et humoriste. À une époque où la cyberdépendance n’existait pas encore, disons que j’y ai passé beaucoup de temps. »

L’expérience a été transformatrice pour celui qui était reconnu, à ses débuts, pour sa timidité derrière le micro d’ICI Radio-Canada Première. « Ça m’a beaucoup apporté en tant que personne introvertie. J’avais de la difficulté à l’oral, mais, sur mon ordinateur, j’étais capable de mieux m’exprimer. »

Le cocréateur en 2007 du Sportnographe, un balado né bien avant que les balados ne deviennent omniprésents, était résolument un artiste avant son temps. Il a fait partie, durant ces « quatre ou cinq ans » de sa vie, d’une poignée de créateurs de ces dessins ANSI qui étaient, à l’époque, le nec plus ultra du geek cool assumé.

« Quand j’ai commencé à faire des graphiques ANSI, des dessins avec de gros carrés, j’ai demandé une ligne téléphonique pour avoir mon propre BBS. On se regroupait et on participait à des concours, chaque mois. » Ces groupes qui publiaient des dessins se nommaient ACiD, iCE ou toute autre combinaison de grosses consonnes et de voyelles plus ou moins petites.

C’était aussi l’époque du L33t Sp34k, une façon d’écrire combinant des chiffres et des lettres dont la plus ou moins bonne compréhension déterminait si vous étiez ou pas un vrai geek.

« C’était mon monde, dit Olivier Niquet. J’avais bien des amis, mais ils restaient loin. »

Village planétaire… ou presque

On doit à l’univers des BBS l’émergence des hackers. Des cyberpirates trafiquaient des logiciels (surnommés « Warez », un jeu de mots qui s’explique mieux en anglais) pour les distribuer pas toujours gratuitement. Le transfert de documents par modem prenait une éternité, il a donc fallu mettre au point les premiers algorithmes de compression, qui ont ensuite donné naissance aux fichiers Zip.

D’autres malcommodes du PC s’échangeaient illicitement les numéros et les codes d’accès de systèmes téléphoniques d’entreprises à partir desquels ils pouvaient effectuer des appels interurbains sans payer. Le coût élevé de la téléphonie au Canada n’est pas si nouveau que ça…

Enfin, des informaticiens pas toujours si jeunes mais aux intentions beaucoup plus lumineuses créaient des « doors », des jeux portant des noms futuristes comme Trade Wars 2002(2002 !) ou des applications auxquelles on accédait en réseau, mais tour à tour, selon la disponibilité des lignes téléphoniques par lesquelles on se connectait aux BBS qui les hébergeaient. À propos, oui, le franglais existait sur les réseaux bien avant Snapchat et TikTok…

En fait, chaque village pas-encore-planétaire avait ses propres expressions, constate Carl Frédéric De Celles, président et associé à l’agence numérique iXmédia, à Québec, qui se rappelle ses tournées estivales sur les « babillards ». « Au début, j’avais accès à un modem seulement l’été, dit-il. Ça m’a permis de développer mon écriture, j’ai appris à gérer mes communications sociales, à lancer une guerre et à “troller” sur les réseaux sociaux. Ça vient tout de là. »

« Facebook, c’est un peu la démocratisation de ça, pour le meilleur, mais probablement plus pour le pire », dit-il d’un ton amusé.

Aujourd’hui entrepreneur montréalais et créateur de l’application d’IA Waverly, Philippe Beaudoin a lui aussi la nostalgie de son adolescence, qui s’est passée à Trois-Rivières dans son cas. C’est là qu’il a eu la piqûre pour la programmation, ce qui allait devenir son boulot.

« Mes parents m’ont acheté un TRS-80, car ils voulaient que je programme, pas que je joue. Et le TRS-80 offrait très peu de jeux — il fonctionnait à partir de cassettes audio. Puis, j’ai créé un BBS qui tenait sur deux disquettes de 5,25 pouces. Il n’y avait pas de disque dur dans les premiers ordinateurs personnels… »

Il n’y avait pas non plus beaucoup de filles sur les BBS. Mais un enseignant d’une école privée pour filles de Nicolet, de l’autre côté du fleuve, a eu l’idée avant-gardiste à l’époque d’encourager la correspondance entre ses élèves et ceux de l’école de Philippe Beaudoin.

« Il y avait toutes sortes de monde là-dessus, y compris des profs pas mal “flyés” », se rappelle l’ex-Trifluvien.

« Flyés » dans le bon sens du terme, évidemment. Une nuance qui, en 2023, doit être faite absolument et qui confirme combien les choses ont changé depuis l’époque où seize couleurs et une ligne téléphonique suffisaient pour que les premiers geeks se mettent à rêver d’un nouveau monde…

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