Rêver en couleur

En matière de logement, les besoins apparaissent largement supérieurs aux moyens. D’ici 2030, il va manquer au Québec pas moins de 860 000 logements. C’est 240 000 de plus que ce qui était prévu devant la déconvenue qui se dessinait pourtant depuis des années.

Autrement dit, la situation de plusieurs citoyens risque de se détériorer. Encore.

Calculez autant que vous voulez. Remuez la question dans tous les sens. Multipliez les incantations en faisant appel au miracle des subventions. Agitez les baguettes magiques autant que les moulins à paroles. À vrai dire, ce serait tout de même mentir que d’affirmer que ce fossé peut vite être comblé. Nous avons trop attendu, tout en regardant l’industrie du condominium privé tout avaler.

L’offre de logements neufs se situe à un niveau historiquement bas, observe depuis des mois la Société canadienne d’hypothèques et de logement. Des milliers de personnes sont toujours en attente de logements sociaux. Nous avons collectivement manqué le bateau. Et nous voici à la dérive, sur un radeau.

Dans de grandes villes du monde, le problème du logement a été pris à bras-le-corps depuis longtemps par les pouvoirs publics. Cela a évité en partie aux citoyens d’écoper.

L’exemple de Vienne revient souvent. Dans la capitale autrichienne, au moins 60 % de la population habite des logements qui appartiennent au parc locatif de la cité. Ce sont 70 % des citoyens autrichiens qui sont admissibles à des logements subventionnés. Sans atteindre ces extrémités, plusieurs villes jouissent elles aussi du rôle plus important assumé par la collectivité. Ce qui a pour effet de mieux réguler le marché immobilier et de ralentir, chemin faisant, la spéculation immobilière tout en prévenant les expulsions.

Sur le territoire de la grande région de Montréal, les logements sociaux et communautaires représentent moins de 5 % des habitations et moins de 10 % du parc de logements locatifs. Il se trouve pourtant des têtes heureuses pour continuer d’affirmer, les yeux fermés, que la construction de condominiums surévalués constitue la façon rêvée de se sortir de cette misère collective sur laquelle nous nous rivons constamment le nez. Comment font-ils, ces gens-là, pour s’aveugler à ce point, tout en filant dans de pareilles ornières de la pensée ?

Beaucoup de nos concitoyens dépensent déjà bien plus de 30 % de leur revenu pour se loger, selon la sagesse recommandée pour garder la tête hors de l’eau. Nous en voyons de plus en plus les conséquences sur le tissu urbain.

Il est beaucoup question, ces jours-ci, de l’augmentation fulgurante du nombre d’itinérants au Québec. Ce n’est pourtant là qu’une des conséquences parmi les plus frappantes de la misère qui gagne insidieusement du terrain.

Les expulsions des logements apparaissent désormais comme la première cause de l’itinérance. Une photographie statistique de la situation, datée d’octobre 2022, indique une augmentation de 44 % du nombre d’itinérants par rapport à 2018 pour le Québec. Aucune région n’est épargnée. Montréal compte la moitié des itinérants. En Outaouais, ils sont désormais cinq fois plus nombreux qu’avant. À Québec, leur nombre a augmenté de 35 % en quatre ans seulement.

Rue Christin, au coeur du Quartier latin à Montréal, un élégant immeuble historique a été démoli. Il doit faire place à un projet de 114 logements sociaux pour des personnes parmi les plus vulnérables. Il s’agit en fait d’une sorte de bunker de béton que les maquettes des architectes présentent avec des murs hypercolorés. À un coin de rue de là, un ancien hôtel qui jouxte la place Émilie-Gamelin a été transformé en centre d’accueil pour réfugiés. Une équipe s’est affairée durant des jours à peindre sur la façade des masses de couleurs vives. Il est fascinant de voir comment nous peignons la misère en couleur, tout en produisant des installations d’une effroyable laideur.

Dans la foulée de leur sommet sur l’itinérance, les maires et mairesses ont dénoncé la situation d’un cri du coeur. Après avoir montré du doigt le manque de moyens mis à leur disposition, ils se sont vus priés de tout bonnement changer de ton. Le ministre Lionel Carmant, habitué de la langue compassée et alambiquée des administrations, n’a pas supporté qu’on lui dise ses quatre vérités. Il n’a pas aimé se faire rappeler qu’au Québec, c’est bien dans une misère qui va croissant qu’on vit. Celle-ci ne renvoie d’ailleurs pas qu’à des questions individuelles, comme on voudrait le faire croire en ramenant toujours tout et n’importe quoi à des questions de « santé mentale ».

Les discours abstraits sur « la fierté » dont tous les conservateurs du gouvernement de M. Carmant nous rebattent les oreilles ne suffisent pas, comme par enchantement, à engendrer des situations collectives meilleures. Pas davantage qu’une pluie de petits chèques lancés à l’aveugle, tels des confettis, suffit à juguler l’inflation dont nous souffrons.

Les itinérants sur lesquels les regards sont fixés ne sont pas le tout de la misère. Nous continuons collectivement de souffrir du fait que pratiquement 900 000 citoyens vivent sous le seuil de la pauvreté. Ce sont eux aussi qui se retrouvent malmenés par les difficultés à se loger et à se nourrir. Au fond, près d’une personne sur neuf au Québec se trouve en situation de précarité.

Nous continuons pourtant d’être plongés dans une logique à deux sous, qui ne va pas plus loin que la perspective de trouver les moyens de gérer l’extension du pire. Le ministre Carmant s’engage, au nom de son gouvernement bon enfant, à allonger quelques millions de plus tandis que la ministre vouée au logement brille par son absence. Nous écopons, mais sans colmater les brèches, en nous imaginant que la croissance finira bien par sécher toutes les misères. Et ainsi vogue la galère, sans que la société soit repensée autrement que selon l’idée de rattraper le PIB de l’Ontario, tout en acceptant d’avoir à gérer de plus en plus de misères.

Il est vrai qu’il est plus facile de se préoccuper de la place qu’il faut accorder à des toilettes non genrées dans les écoles plutôt que de s’attaquer au problème de la pauvreté galopante.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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