« Je-me-petit-déprime »

Je les voyais déjà il y a vingt ans. Comme c’est le cas pour beaucoup de psys pour enfants, une partie de ma clinique accueillait ces enfants et adolescents qui, soudainement, avaient laissé échapper leur joie. Alors que le corps continuait de pousser dans toutes les directions, leur élan, lui, semblait se recroqueviller sur lui-même, asséchant leur parole et rendant lourde chaque journée.

Des enfants, dont la tristesse dépassait la simple adaptation à des événements difficiles comme des séparations ou des pertes, entraient alors dans ma salle de jeu, intimidés par cette offre d’un espace, qui, à l’époque, différait nettement des autres lieux qu’ils rencontraient dans leur parcours. Dans ce lieu, on leur disait quelque chose comme « ici, tu peux dire et faire ce que tu veux, il n’y a aucun règlement. Je suis au service de ton monde. Je vais suivre ta parole, ton jeu, comme une boussole, et nous allons ensemble découvrir ce qui t’habite ».

Aujourd’hui, cette phrase pourrait potentiellement tomber à plat, tant elle serait susceptible de ressembler à mille autres espaces dans lesquels une absolue absence de limites, couplée à une vigilance parfois proche de l’inquiétude, est offerte aux enfants. Ni nostalgique ni condamnatrice face à ces attitudes qui suivent tout simplement le cours de leur siècle, je me questionne seulement sur ce qui, en si peu de temps, a pu se transformer à ce point.

C’était une autre époque, oui, une période déjà lointaine où les choses étaient nommées différemment. On me parlait de ce qu’on observait : « Il ne veut plus aller à l’école, elle est triste, il ne me parle plus, elle ne veut plus jouer, elle a mal au ventre ou au coeur, etc. » On m’adressait des demandes qui me laissaient penser en ouverture, avec des silences, des hésitations, des pointillés et des parenthèses.

Devant moi, on laissait mille chemins possibles, ceux qui surgiraient au fil du travail, travail pour lequel on me laisserait du temps, aussi, plus de temps, il me semble. On me demandait des choses que nous entendons de moins en moins, peut-être, comme : « Est-ce que vous pourriez m’aider à le comprendre ? » ou encore « Je pense qu’il a besoin de parler à quelqu’un ».

Vingt ans plus tard, nous sommes plus directs, plus clairs et plus opérationnels : « Mon enfant s’est fait diagnostiquer une dépression, est-ce que tu pourrais le rencontrer pour lui donner des outils pour qu’il apprenne à gérer ses émotions ? » Nous conjuguons presque toutes les phrases avec des verbes d’action : « Je voudrais savoir comment faire, gérer, intervenir, réagir. » Nous avons quelque peu évacué les verbes de l’être et les phrases passives, celles qui réclament autre chose que de reprendre le contrôle sur une situation relationnelle.

Le langage me fascine, vous le savez. Le changement des termes, en une si courte période temporelle, m’effraie, je dois le dire. Ces chiffres aussi : sur certains territoires du Québec (la Mauricie et le Centre-du-Québec, notamment), nous parlons de 50 % d’augmentation de prescriptions d’antidépresseurs en quatre ans pour les jeunes de 13 à 17 ans.

Sur tout le territoire, nous observons des bonds impressionnants du taux de prescriptions d’antidépresseurs. Évidemment, cela ne nous parle pas seulement d’une souffrance accrue chez tous ces jeunes. Ce sont les modalités d’expression, les effets de langage, de prises en charge de cette souffrance dont ces statistiques rendent aussi compte.

Nous avons oeuvré pour outiller les parents, pour démocratiser un langage autrefois réservé aux experts médicaux, pour mettre en place des services adaptés à chaque individu. Nous avons aussi augmenté les standards d’accession à la profession de psychologue, segmenté les interventions en les différenciant les unes des autres et délimité le champ de compétences qui sera attribué à chaque professionnel. Tout cela est évidemment bien noble et charrie son lot de conséquences positives.

Nous avons maintenant des mots justes, précis et ciselés pour désigner des états qui, auparavant, étaient plus flous. Nous avons aussi développé des outils, des tonnes d’outils, qui nous permettent de gérer les émotions, les cognitions et les comportements, de retrouver une fonctionnalité souhaitée.

Mais j’ose la question : qu’avons-nous donc laissé échapper en chemin ? Qu’est-ce que cette précision du langage, à force de découper tout avec une si grande précision, aurait peut-être aussi laissé tomber sur le plancher, telles des retailles jugées inutiles ? Des retailles avec lesquelles j’ai pourtant souvent envie, personnellement, de me coudre de belles et grandes courtepointes. N’avons-nous pas coupé court à quelque chose comme le mystère de l’enfance, de l’adolescence, de la dynamique parentale, des jeux inconscients qui les unissent, des récits qui logent vingt mille lieues sous les mères, les pères, les parents ?

Cet horizon, placé au-devant comme une quête a cessé de nous échapper, de nous propulser vers une destination que nous n’atteindrons jamais, mais vers laquelle, néanmoins, nous avons envie de marcher, telle une « promesse jamais tenue » (comme le disaient Dominique Fortier et Étienne Beaulieu au sujet de la littérature et du geste d’écriture dans une discussion passionnante aux Correspondances d’Eastman).

Je ne suis pas nostalgique, non, parce que je crois seulement que, lorsqu’on perd quelque chose de vital en nous, il se présente sous une forme nouvelle jetée au-devant de nous, qui prend parfois la forme de symptômes. Je me demande si les enfants et adolescents déprimés ne nous demandent pas de récupérer ce que nous aurions, collectivement, laissé échapper en chemin.

Appel aux récits

Vos récits de cour d’école me parviennent, pleins de cette beauté qui émane des failles, encore. Cette semaine, je poursuis sur l’enfance et l’adolescence en vous demandant ce qui, selon vous, se réclame derrière ces symptômes dépressifs qui sont en hausse dans notre jeunesse. Remettons-nous en quête, ensemble, si vous le voulez bien. Écrivez-moi à nplaat@ledevoir.com.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.



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