Le grand tumulte

Sous le titre Le grand tumulte, un documentaire de l’ONF a immortalisé l’affrontement de 1972 entre le gouvernement Bourassa et le front commun des syndicats du secteur public, qui avait culminé dans l’emprisonnement des chefs des trois grandes centrales.

Dix ans après, c’est le gouvernement Lévesque, aux prises avec la plus grave récession depuis les années 1930, qui avait provoqué une nouvelle crise en imposant aux employés de l’État des compressions salariales temporaires de 20 %.

Si le Parti libéral du Québec (PLQ) avait été réélu haut la main à peine un an après le bras de fer de 1972, celui de 1982 avait marqué le début de la fin pour le Parti québécois (PQ). Quarante ans plus tard, certains ne le lui ont toujours pas pardonné.

Le contrecoup avait été presque immédiat. Non seulement trois ministres avaient été bousculés par des travailleurs du secteur public à leur arrivée à un conseil national tenu à Québec, mais le PQ avait perdu coup sur coup quatre élections partielles dans des circonscriptions où il l’avait facilement emporté à l’élection générale de 1981.

Contrairement au PQ de l’époque, que les syndicats percevaient comme leur allié naturel, la Coalition avenir Québec (CAQ) n’a jamais eu la prétention d’avoir « un préjugé favorable envers les travailleurs ». Malgré ce que plusieurs appréhendaient, la victoire de la CAQ en 2018 n’a pas entraîné une guerre sans merci entre le gouvernement Legault et les syndicats, qui lui prêtaient les pires intentions. Somme toute, le dernier volet de négociations s’est déroulé sans trop de heurts.

Les choses se présentent nettement moins bien cette fois-ci. On assiste depuis des mois à un dialogue de sourds, si bien que le front commun a décidé de demander à ses membres un mandat qui permettrait de déclencher une grève générale illimitée s’il n’arrive pas à s’entendre avec le gouvernement. On n’en est pas là, mais le premier ministre François Legault dit lui-même craindre le déclenchement de grèves dans les secteurs de la santé et de l’éducation à compter de la fin du mois.

Certes, le ton n’est plus celui de 1972, quand le monde syndical entendait faire le procès de l’État capitaliste, voire l’abattre. De la même façon, si l’inflation fait présentement des ravages, la situation économique n’a rien à voir avec celle de 1982, quand les taux d’intérêt avoisinaient les 20 %. Il n’est pas question de réduire les salaires et personne n’ira en prison.

Plaider les limites de la « capacité de payer » de l’État fait partie des figures imposées à chaque négociation, d’autant plus que le gouvernement a fait le choix de baisser les impôts et de distribuer des chèques à tout le monde. Il n’est pas question non plus d’offrir les mêmes augmentations à tout le monde.

Bien entendu, cette frugalité ne concerne pas les députés, qui ont reçu une augmentation immédiate de 30 000 $, ni les policiers de la Sûreté du Québec, qui auront droit à une hausse de 21 % en cinq ans, alors que la majorité des employés de l’État devront se contenter de 9 %.

Même s’il ne s’agit sans doute pas d’une « offre finale », l’écart avec les demandes syndicales est tel qu’il est difficile d’imaginer un compromis acceptable pour tous, comme l’ont constaté les médiateurs qui ont tenté de trouver une voie de passage.

Si une entente se révèle impossible, le danger n’est pas de voir les dirigeants syndicaux recommander à leurs membres de défier une éventuelle loi spéciale ordonnant un retour au travail, comme cela avait été le cas en 1972, mais plutôt de provoquer une désaffection généralisée dans l’ensemble du secteur public.

Aussi perturbateurs qu’ils aient pu être, les grands conflits des décennies précédentes n’avaient pas pour toile de fond la pénurie chronique de main-d’oeuvre qui afflige présentement les services publics. Quand il est aussi facile de trouver un emploi ailleurs, comment peut-on espérer attirer et retenir des gens qui estiment ne pas être traités avec le respect qu’ils méritent ? M. Legault l’a souvent répété : les travailleurs, y compris les employés de l’État, ont maintenant le gros bout du bâton. La dynamique des négociations doit s’adapter à cette nouvelle réalité.

Dans le passé, il suffisait d’attendre que l’opinion publique en ait assez pour adopter une loi qui mettait fin à la grève aux conditions souhaitées par le gouvernement. Aujourd’hui, le résultat serait désastreux. Le succès du redressement des réseaux de la santé et de l’éducation, dont la CAQ devra répondre à l’élection de 2026, passe nécessairement par l’adhésion de ceux qui y oeuvrent. En ce sens, le succès de l’opération repose moins sur le ministre de la Santé, Christian Dubé, ou sur celui de l’Éducation, Bernard Drainville, que sur leur collègue du Trésor, Sonia LeBel.

S’il y a une chose dont les hôpitaux et les écoles n’ont pas besoin, c’est bien d’un nouveau tumulte, même un petit.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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