D’affreux morveux

Avez-vous pleuré ? Il a été répété partout, il y a quelques jours, comme s’il s’agissait d’une affaire vraiment majeure, que la multinationale qui fabrique les papiers mouchoirs de marque Kleenex cessait de les commercialiser au Canada. Votre vie a-t-elle changé ? Avez-vous cessé de vous moucher ?

Les mouchoirs jetables, appelés dans le langage de tous les jours Kleenex en raison de la marque qui les commercialisa les premiers, sont apparus après la boucherie de la Première Guerre mondiale. À l’échelle de l’histoire de l’humanité, aussi bien dire que nous les utilisons depuis hier.

L’apparition de ces mouchoirs de papier découle en partie de l’usage des masques à gaz sur les champs de bataille. Pour se prémunir des effets des armes chimiques et de leurs nuages toxiques, l’emploi de masques à gaz utilisant des filtres de coton se généralisa durant la guerre de 1914-1918. La pénurie de coton, utilisé massivement pour produire de nouveaux uniformes destinés à remplacer ceux des soldats tués, encouragea le développement de divers types de membranes de cellulose. Le mouchoir jetable, un papier bas de gamme léger, en est un dérivé direct. Ce produit, d’abord destiné aux soins de la peau et du visage, servit vite à expurger des nez les accumulations de mucus.

Kleenex fut bon premier dans la commercialisation de ces papiers. Il en a découlé quelques expressions qui disent bien notre époque. « La pensée Kleenex » exprime la faiblesse de ses idées. Sitôt qu’elles sont froissées, elles sont jetées au profit d’une autre tout aussi fragile. Être traité sans considération en société se traduit aussi dans une expression : « Il m’a jeté comme un Kleenex. »

Ces mouchoirs sont devenus vite très populaires. Au point qu’on en est presque arrivés à se demander, à en croire la publicité, comment l’humanité avait fait pour s’en passer durant l’essentiel de son histoire…

Sur les flancs du mont Royal, les meilleurs cyclistes du monde s’affrontaient dimanche dernier. Dans l’ascension de la montagne ou encore lorsque le train du peloton le permettait, plusieurs cyclistes se bloquaient une narine d’un doigt pour expurger, tête de côté, les sécrétions qui entravaient leur respiration. À la dérobée, les hockeyeurs font de même lorsqu’ils sont en train de patiner. Au baseball, pour évacuer le mucus, les joueurs maintiennent de leur côté une pratique vieille comme le monde : cracher. Le crachat, bien longtemps, ne fut pas mal vu en société. Des crachoirs se trouvaient installés dans les lieux publics, les banques, les commerces, les gares, les bars. Les questions d’hygiène publique n’ont eu raison de cette pratique qu’assez récemment, soit après la Seconde Guerre mondiale.

Pour se moucher, il y eut surtout, dans toute l’histoire de l’humanité, l’usage de carrés de tissus doux. Les mouchoirs de papier se sont efforcés de les imiter, ces tissus souvent colorés et personnalisés. Combien de ces mouchoirs furent brodés aux initiales de leur propriétaire ? Il suffisait d’en avoir quelques-uns en réserve à la maison, puis de voir à les laver. Nul besoin de dépenser en achetant du papier pour le jeter. 

Remarquez qu’il existait au Japon, de longue date, probablement depuis le IXe siècle de notre ère, de fins mouchoirs de papier. Une fois utilisés, ils étaient jetés par terre. Derrière ceux qui les utilisaient avec désinvolture se trouvaient des gens pour les ramasser. Jeter un mouchoir constituait un de ces petits signes par lesquels certaines classes sociales entendaient affirmer leur supériorité sur la masse de leurs semblables. Le fait de ramasser le mouchoir d’autrui témoignait de sa soumission, mais aussi parfois de sa haute considération. Penser à l’amant des romans qui se troublait lorsque la belle laissait tomber devant lui un mouchoir pour qu’il le ramasse…

Aux États-Unis, ce sont quelque 255 milliards de carrés de papiers mouchoirs qui sont utilisés puis jetés chaque année. En France, il faut compter environ 30 milliards de ces mouchoirs de papier jetés chaque année. Au Canada, où la population est pourtant moindre, il en serait utilisé un peu plus.

Quelque 18 % de la population nord-américaine utilisent au moins cinq mouchoirs par jour. Et 8 % en utilisent entre huit et dix tous les jours. À croire qu’il ne manque jamais de morveux. Ces mouchoirs de papier servent souvent de béquilles pour supporter notre paresse. Ils sont utilisés pour tout et n’importe quoi. Pour nettoyer quantité de petits dégâts quotidiens, est-il impossible d’avoir recours à autre chose qu’eux ? Apparemment non, puisque nous en utilisons de plus en plus, comme si de rien n’était.

Au moins 17 arbres doivent être abattus et 75 000 litres d’eau contaminés pour produire chaque tonne de papier destinée à essuyer les excrétions du corps. Une tonne de papier jetable, cela suffit à la consommation annuelle d’une cinquantaine de Nord-Américains. Combien de milliers d’arbres sommes-nous prêts à couper en conséquence chaque année pour soutenir la croissance de ce marché qui ne cesse de gonfler ? Le « vieux Kleenex », jeté jour après jour, a soutenu un marché de 85 milliards de dollars en 2023. Si la tendance se maintient, ce chiffre devrait gonfler de 50 % d’ici 2030.

Les crises d’éternuements et de reniflements des saisons d’allergies, de plus en plus allongées, risquent de devenir la norme au fur et à mesure que s’amplifieront les changements climatiques. La déforestation, en partie responsable du dérèglement du climat, peut donc contribuer, par un effet de rebondissement, à l’augmentation des besoins de se moucher…

Après tout, qu’est-ce qui nous empêche vraiment d’utiliser des mouchoirs de coton réutilisables ? Est-il si difficile de nous priver, dans nos intérieurs, de la laideur des boîtes de papier mouchoir, souvent des exemples absolus d’horreurs graphiques ? En continuant de produire, d’acheter et de jeter autant de papiers mouchoirs chaque année, nous nous comportons en tout cas comme d’affreux morveux.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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