Surveiller et sourire

L’anthropologie, comme la majorité des sciences sociales, s’est développée dans les universités européennes au XIXe siècle, dans un contexte de rapide expansion coloniale. Les empires se livraient une chaude lutte pour la domination du monde, le « progrès » et la « civilisation » : il était donc urgent de développer des savoirs utiles à l’administration des nouveaux territoires.

Des hommes savants quittaient donc leur métropole d’origine pour vivre en immersion quelque temps auprès de « peuplades primitives », pour mieux comprendre leur langue, leurs moeurs, leurs coutumes, leur religion, leur organisation politique. Leurs recherches permettaient de mieux régir les populations ainsi colonisées. Pour installer des potentats locaux comme relais de l’autorité de la métropole dans les communautés locales, pour manipuler les messages religieux afin d’instaurer le respect des Européens comme vertu qui mènera à la grâce de Dieu, pour déstabiliser les réseaux de communication traditionnels qui échappent au pouvoir en place, il faut après tout une compréhension fine de la population à contrôler.

Ici même, au Canada, les anthropologues devenus fonctionnaires fédéraux ont joué un rôle important dans la colonisation de l’Arctique, notamment. Alors qu’Ottawa poussait les Inuits à la sédentarisation, dans les années 1950 et 1960, les corps policiers se sont mis à tuer par centaines les chiens de traîneau qui permettaient le déplacement sur le territoire, notamment pour des activités de chasse et de pêche. Pour comprendre le rôle de ces animaux dans le mode de vie inuit traditionnel, il fallait notamment que des universitaires et des bureaucrates aient passé du temps auprès d’eux.

Même avant le développement des sciences sociales modernes, les érudits accompagnaient déjà les hommes en armes dans la conquête des territoires et la déstabilisation des peuples. Les missionnaires qui ont cherché à apprendre les langues autochtones et à décrire leurs moeurs ont aussi servi, finalement, à l’évangélisation forcée et à la soumission des peuples à l’autorité de leur conquérant. Même si plusieurs d’entre eux ont plaidé pour une colonisation plus « humaine », faisant moins usage de la force brute, ils étaient tout de même au service de la colonisation.

Ce binôme formé de l’interprète, du savant « près du terrain » d’un côté et du bras armé de l’État de l’autre, a émergé en contexte colonial, certes, mais a été aussi utilisé par les États pour mieux contrôler leurs propres pauvres. Si la police moderne s’est développée en contexte urbain, notamment pour contrôler les pauvres, le travail social est né au début du XXe siècle pour faire entrer l’État dans l’intimité des familles précaires et y faire appliquer la morale, l’hygiène publique et le mode d’éducation des enfants que le bon sens bourgeois de l’époque préconisait. La police frappait et jetait en prison, alors que le travail social usait d’empathie et de confiance (puis de coercition, policière au besoin) pour modifier les comportements humains. Mais les deux, à la base, ont été créés pour surveiller et contrôler la marge.

L’anthropologie, le travail social et bien d’autres sciences sociales et appliquées ont toutefois grandement évolué depuis leur fondation. Aujourd’hui, les départements qui les enseignent réfléchissent de manière critique à leurs origines et tentent d’utiliser les mêmes connaissances, empathie, capacité d’interprétation et habiletés à tisser des liens de confiance pour offrir à leurs diplômés la possibilité de servir bien d’autres choses que la violence ou les ambitions de contrôle des États. Parce que les savoirs, au final, ne sont ni fondamentalement mauvais ni fondamentalement bons : tout dépend de la manière dont on s’en sert, et surtout au service de quoi et de qui on décide de les mettre. Cela dit, on ne se débarrasse pas en claquant des doigts d’un héritage aussi lourd, et il reste beaucoup à faire pour sortir bien des disciplines sociales du contexte colonial et classiste d’où elles sont issues.

Cette semaine, un rapport publié par le Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM) nous apprenait que les escouades mixtes du SPVM, composées de binômes alliant policiers et intervenants sociaux, n’aident en rien les personnes en situation d’itinérance — d’ailleurs souvent aussi autochtones. Au contraire, ces escouades mixtes constitueraient une « entrave » au travail des intervenants, qui eux sont à l’emploi d’organismes communautaires. En gros, on nous explique que les personnes en situation d’itinérance ne savent plus à qui faire confiance, car on ne sait plus exactement qui collabore avec la police, laquelle a toujours une fonction de répression.

La police sert toujours à protéger les commerçants, ladite classe moyenne et les bonnes gens de ces pauvres et de ces Autochtones qui dérangent l’ordre public. Quand elle s’allie des travailleurs sociaux, elle peut le faire certes plus intelligemment. On crée en quelque sorte une classe d’agents de l’État capable de te déplacer, de t’arrêter ou de te contrôler en t’appelant par ton prénom. Mais l’objectif de contrôle reste le même. Si la fonction du système de justice criminel, face aux pauvres, reste toujours de surveiller et de punir, on l’allie maintenant à des professionnels mieux outillés pour surveiller et sourire.

Si l’on est surpris que les escouades mixtes du SPVM donnent d’aussi piètres résultats, c’est qu’on ne connaît pas son histoire. On ne peut avoir une approche humaine des problématiques sociales qu’en investissant dans les organisations dont la mission première n’est pas de contrôler et de réprimer.

Historiquement, même les missionnaires, les anthropologues et les travailleurs sociaux les plus empathiques ne pouvaient servir totalement les intérêts des populations qu’ils côtoyaient, à moins de trahir leurs employeurs, voire l’ordre social. Encore aujourd’hui, le problème fondamental des intervenants sociaux du SPVM et de ses policiers les plus « doux » n’en est pas un de compétence, ou de bonne intention, mais bien de loyauté institutionnelle.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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