La valise ou la mort pour les Arméniens du Haut-Karabakh

Des manifestants se rassemblent dans le centre-ville d’Erevan, mercredi, pour protester contre leur premier ministre, Nikol Pachinian.
Karen Minasyan Agence France-Presse Des manifestants se rassemblent dans le centre-ville d’Erevan, mercredi, pour protester contre leur premier ministre, Nikol Pachinian.

« Tout le monde ici est inquiet et sous le choc. Personne ne croit que quelque chose de positif va résulter de la situation en cours », résume en entrevue avec Le Devoir Sona, une ex-résidente de Stepanakert, capitale du Haut-Karabakh, cette république autoproclamée majoritairement occupée par les Arméniens et sur laquelle l’armée azerbaïdjanaise a lancé depuis deux jours une nouvelle offensive.

« Cela fait 30 ans que les Azéris veulent prendre le contrôle de ce territoire », ajoute Sona, qui, avec sa famille, a quitté au début de l’été le Haut-Karabakh, baptisé Artsakh par les Arméniens. La pression d’un blocus imposé par Bakou sur la seule route, le corridor de Latchine, reliant l’enclave à l’Arménie, où elle vit désormais, rendait la vie insoutenable. « J’attends des nouvelles de personnes qui sont restées là-bas, mais nous n’avons plus de contact depuis plusieurs jours. La guerre a repris et elle ne va pas se terminer là », ajoute la jeune femme, qui préfère protéger son identité, inquiète de l’histoire qui s’écrit en ce moment sous ses yeux dans sa région.

Près de trois ans après une guerre éclair de 44 jours qui avait affaibli les positions arméniennes dans le Haut-Karabakh et débouché sur une paix fragile, l’Azerbaïdjan semble désormais déterminé à poursuivre son projet de reprise du territoire. Mercredi, lors d’un discours télévisé à sa nation, le président azerbaïdjanais, l’autocrate Ilham Aliev, a d’ailleurs affirmé sans ambages que son pays avait « rétabli sa souveraineté » sur l’enclave, à l’issue d’une offensive armée lancée la veille et qui n’aura, cette fois-ci, duré que 24 heures.

Plus tôt dans la journée, les parties ont signé un accord de cessez-le-feu, ouvrant la porte à des pourparlers de paix dont l’issue ne peut être, dans le contexte actuel, favorable aux Arméniens de la région, estime Tigrane Yegavian, spécialiste de la géopolitique locale et professeur à l’Université Schiller de Paris.

« Je ne vois pas d’autres scénarios que celui d’un départ massif des civils vers l’Arménie, dit-il en entrevue avec Le Devoir. Le rapport de force est manifestement favorable à la partie azerbaïdjanaise. L’Azerbaïdjan ne veut faire aucune concession sur le terrain et n’est pas disposé à reconnaître le moindre statut ou une autonomie culturelle à la population arménienne autochtone de l’Artsakh. »

Il ajoute : « Les habitants de l’enclave n’ont d’autre choix que la valise ou le cercueil. »

La nouvelle tragédie arménienne qui est en train de se jouer depuis le début de la semaine dans le Haut-Karabakh est le point d’orgue d’une guerre hybride lancée après son offensive de 2020 par Bakou contre la république autoproclamée pour affaiblir le territoire et forcer son intégration au territoire azéri.

Pour arriver à ses fins, l’Azerbaïdjan a profité du blocus qu’il a imposé sur le corridor de Latchine depuis décembre dernier, menaçant ainsi la vie et les approvisionnements en nourriture et en médicaments des 120 000 personnes vivant dans l’enclave.

Complicité russe

 

Ironiquement, la libre circulation des personnes et des marchandises sur cette seule voie d’accès avec l’Arménie devait être assurée par les forces russes, chargées depuis trois ans du maintien de la paix dans la région. Des forces détournées de leur mission en partie par la guerre en Ukraine, mais également par le rapprochement stratégique amorcé entre le pouvoir azéri et le Kremlin dans les dernières années. « On parle ici de la passivité comme de la complicité de la Russie », dit Tigrane Yegavian.

Abandonnés par l’Arménie, qui a décidé de ne pas lancer ses troupes dans le conflit, les séparatistes du Haut-Karabakh ont été contraints de capituler et d’accepter un accord avec Bakou, qui prévoit « le retrait des unités et des militaires restants des forces armées de l’Arménie » ainsi que « la dissolution et le désarmement complet des formations de l’Armée de défense du Nagorny-Karabakh [autre nom donné à l’enclave] ».

Jeudi, une rencontre entre les parties est prévue dans la ville azerbaïdjanaise de Yevlakh, pour amorcer les premiers pourparlers sur « la réintégration » à l’Azerbaïdjan de ce territoire.

Le Haut-Karabakh est considéré comme une région centrale dans l’histoire de l’Arménie. L’enclave a profité de la chute de l’URSS en 1991 pour proclamer son indépendance, avec le soutien d’Erevan. Les Arméniens représentent 75 % de la population.

« Après avoir sapé tout effort de résistance et de résilience de la population locale avec le blocus, Bakou est en voie d’atteindre son deuxième objectif : couper l’Artsakh de l’Arménie en obtenant de cette dernière la reconnaissance de sa pleine souveraineté sur l’enclave arménienne », poursuit Tigrane Yegavian, qui n’envisage rien de bon pour la suite des choses.

Ce qui est en train de se produire dans le Haut-Karabakh, « cela s’appelle un nettoyage ethnique, dit-il, ni plus ni moins, avec tout ce que cela sous-entend de conséquences sur la vie des gens et sur le patrimoine arménien plurimillénaire qui existe dans cette région ».

Le président du Conseil européen, Charles Michel, a appelé mercredi l’Azerbaïdjan à « garantir les droits et la sécurité » des Arméniens du Haut-Karabakh, alors que la France a demandé la convocation en urgence du Conseil de sécurité de l’ONU jeudi.

« [Paris] a toujours soutenu et soutient une solution négociée garantissant aux populations arméniennes du Haut-Karabakh leur droit à vivre en paix dans le respect de leur histoire, dans le respect de leur culture », a indiqué la ministre française des Affaires étrangères, Catherine Colonna. « Cette garantie ne peut pas résulter d’un diktat », a-t-elle ajouté, soulignant que son pays tiendrait l’Azerbaïdjan « pour responsable du sort des populations ».

Mercredi, les forces russes de maintien de la paix dans la région ont indiqué avoir participé à l’évacuation de plus de 3100 civils, dont près de 1500 enfants, a indiqué le Kremlin. Moscou a également assuré que le cessez-le-feu était bel et bien respecté.

Avec l’Agence France-Presse

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